Votre arme est semblable une mer qui ne pserait point contre sa digue. Vous tes une pte sans levain. Une terre sans graine. Une foule sans souhaits. Vous administrez au lieu de conduire. Vous n'tes que tmoins stupides. Et les forces obscures qui psent, elles, contre les parois de l'empire se passeront bien d'administrateurs pour vous noyer sous leurs mares. Aprs quoi, vos historiens, plus stupides que vous, expliqueront les causes du dsastre, nommeront sagesse, calcul et science de l'adversaire les moyens de sa russite. Mais moi je dis qu'il n'est ni sagesse, ni calcul, ni science de l'eau quand elle dissout les digues et engloutit les villes des hommes.
Mais je sculpterai l'avenir la faon du crateur qui tire son uvre du marbre coups de ciseau. Et tombent une une les cailles qui cachaient le visage du dieu. Et les autres diront: Ce marbre contenait ce dieu. Il l'a trouv. Et son geste tait un moyen. Mais moi je dis qu'il ne calculait point mais qu'il forgeait la pierre. Le sourire du visage n'est point fait d'un mlange de sueur, d'tincelles, de coups de ciseau et de marbre. Le sourire n'est point de la pierre mais du crateur. Dlivre l'homme et il crera.
Dans leur solide stupidit, mes gnraux se runirent: Il faut comprendre, se disaient-ils, pourquoi nos hommes se divisent et se hassent. Et ils les faisaient comparatre. Et les coutaient les uns les autres cherchant concilier leurs thses et tablir la justice et rendre celui-l son d et reprendre l'autre ce qu'il dtenait indment. Et s'ils se hassaient pour des mobiles de jalousie, les gnraux cherchaient dterminer qui avait raison et qui avait tort. Et bientt ils ne comprirent plus rien rien tant les problmes s'embrouillaient les uns les autres, tant le mme acte montrait de visages divers, noble sous telle lumire, bas sous telle autre, cruel la fois et gnreux.
Et leurs conseils se poursuivaient la nuit. Et comme ils ne prenaient plus de sommeil, leur stupidit allait s'accroissant. Alors ils me vinrent trouver: Il n'est plus qu'une solution, me dirent-ils, ce fatras. Et c'est le dluge des Hbreux!
Mais je me souvenais de mon pre: Quand la moisissure prend dans le bl, cherche-la en dehors du bl, change-le de grenier. Lorsque les hommes se hassent, n'coute point l'expos imbcile des raisons qu'ils ont de har. Car ils en ont bien d'autres, encore, que celles qu'ils disent, et auxquelles ils n'ont point song. Ils en ont tout autant de s'aimer. Et tout autant de vivre dans l'indiffrence. Et moi qui ne m'intresse jamais aux paroles, sachant que ce qu'elles charrient n'est que signe difficile lire, de mme que les pierres de l'difice ne montrent ni l'ombre ni le silence, de mme que les matriaux de l'arbre n'expliquent point l'arbre, pourquoi me serais-je intress aux matriaux de leur haine? Ils la btissaient comme un temple avec les mmes pierres qui leur eussent servi pour btir l'amour.
J'assistais donc simplement cette haine qu'ils habillaient de leurs mauvaises raisons et n'estimais point les en gurir par l'exercice d'une vaine justice. Elle n'et fait que les durcir dans leurs raisons en fondant leurs torts ou leurs avantages. Et la rancune de ceux auxquels j'eusse donn tort, et la morgue de ceux auxquels j'eusse donn raison. Et ainsi j'eusse creus l'abme. Mais je me souvenais de la sagesse de mon pre.
Il se fit qu'ayant conquis des territoires neufs il y avait install, comme ils taient peu srs encore, des gnraux pour appuyer les gouverneurs. Or, les voyageurs qui circulaient de ces provinces neuves la capitale s'en venaient prvenir mon pre:
Dans telle province, lui disaient-ils, le gnral a insult le gouverneur. Ils ne se parlent plus.
Lui venait celui d'une autre province:
Seigneur, le gouverneur a pris en haine le gnral.
Puis d'ailleurs revenait un troisime:
Seigneur, on implore l-bas ton arbitrage pour rsoudre un grave litige. Le gnral et le gouverneur sont en procs.
Et mon pre d'abord couta les mobiles des brouilles. Et ces mobiles chaque fois taient vidents. Quiconque et subi de tels affronts et dcid de les venger. Il n'y avait bien l que trahisons honteuses et litiges inconciliables. Et rapts et injures. Et toujours, de toute vidence, il en devait tre un qui avait raison, et l'autre tort. Mais ces racontars fatiguaient mon pre.
J'ai mieux faire, me dit-il, qu' tudier leurs stupides querelles. Elles naissent d'un bout l'autre du territoire, diffrentes chaque fois et pourtant semblables. Par quel miracle aurais-je chaque fois choisi des gouverneurs et des gnraux qui ne se pussent l'un l'autre tolrer?
Quand les btes que tu installes dans une table meurent l'une aprs l'autre, ne te penche pas sur elles pour chercher la cause du mal. Penche-toi sur l'table et brle-la.
Il convoqua donc un messager:
J'ai mal dfini leurs prrogatives. Ils ignorent lequel des deux a prsance sur l'autre dans les banquets. Ils se surveillent avec hargne. Et s'avancent tous deux de front jusqu' l'instant de s'asseoir. Alors le plus grossier l'emporte en prenant place, ou le moins stupide. L'autre le hait. Et il se jure bien d'tre moins sot la fois prochaine et de presser le pas pour s'asseoir d'abord. Et voil qu'ensuite, naturellement, ils se volent leurs femmes, se pillent leurs troupeaux, ou s'injurient. Et ce ne sont l que balivernes sans intrt mais dont ils ptissent car ils y croient. Mais moi je n'couterai point le bruit qu'ils font.
Tu veux qu'ils s'aiment? Ne leur jette point le grain du pouvoir partager. Mais que l'un serve l'autre. Et que l'autre serve l'empire. Alors ils s'aimeront de s'pauler l'un l'autre et de btir ensemble.
Il les chtia donc cruellement pour l'inutile tintamarre de leurs brouilles: L'empire, leur disait-il, n'a que faire de vos scandales. Un gnral, de toute vidence, doit obir au gouverneur. Je chtierai donc celui-l pour n'avoir point su commander. Et l'autre pour n'avoir point su obir. Et je vous conseille le silence.
Et d'un bout l'autre du territoire les hommes se rconcilirent. Les chameaux vols furent rendus. Les pouses adultres furent restitues ou rpudies. Les injures furent rpares. Et celui qui obissait se dcouvrait flatt par les louanges de celui qui le commandait. Et s'ouvraient lui des sources de joie. Et celui-l qui commandait tait heureux de montrer sa puissance en grandissant son subalterne. Et il le poussait devant lui les jours de banquets, afin qu'il s'asst le premier.
Et ce n'tait pas qu'ils fussent stupides, disait mon pre. Mais c'est que les mots du langage ne charrient rien qui soit digne d'intrt. Apprends couter non le vent des paroles ni les raisonnements qui leur permettent de se tromper. Apprends regarder plus loin. Car leur haine n'tait point absurde. Si chaque pierre n'est point sa place, il n'est point de temple. Et si chaque pierre est sa place et sert le temple, alors compte seul le silence qui est n d'elles, et la prire qui s'y forme. Et qui entend que l'on parle des pierres?
C'est pourquoi je ne m'intressais point aux problmes de mes gnraux qui venaient me prier de chercher dans les actes des hommes les causes de leurs dissensions afin que j'y misse ordre par ma justice. Mais, dans le silence de mon amour, je traversais le campement et les regardais se har. Puis je me retirais pour faire part Dieu de ma prire.
Seigneur, les voil qui se divisent de ne plus btir l'empire. Car l'erreur est de croire qu'ils cessent de btir pour la raison qu'ils seraient diviss. claire-moi sur la tour leur faire btir qui leur permettra de s'changer en elle dans leurs aspirations diverses. Qui appellera tout en eux et comblera chacun de le solliciter tout entier dans toute sa grandeur. Mon manteau est trop court et je suis un mauvais berger qui ne sait point les ranger sous son aile. Et ils se hassent parce qu'ils ont froid. Car la haine n'est jamais qu'insatisfaction. Toute haine a un sens profond mais qui la domine. Et les herbes diverses se hassent et se mangent entre elles, mais non l'arbre unique dont chaque branche s'accrot de la prosprit des autres. Prte-moi une coupure de ton manteau que j'y rassemble mes guerriers et mes laboureurs et mes savants et mes poux et mes pouses et jusqu'aux enfants qui pleurent