XVI
Ainsi de la vertu. Mes gnraux, dans leur solide stupidit, me venaient parler de la vertu:
Voil, me disaient-ils, que leurs murs se corrompent. Et c'est pourquoi l'empire se dcompose. Il importe de durcir les lois et d'inventer des sanctions plus cruelles. Et de trancher les ttes de ceux-l qui auront failli.
Moi, je songeais:
Il importe peut-tre en effet de trancher des ttes. Mais la vertu est d'abord consquence. La pourriture de mes hommes est avant tout pourriture de l'empire qui fonde les hommes. Car s'il tait vivant et sain il exalterait leur noblesse.
Et je me souvenais des paroles de mon pre: La vertu c'est la perfection dans l'tat d'homme et non l'absence de dfauts. Si je veux btir une cit je prends la pgre et la racaille et je l'ennoblis par le pouvoir. Je lui offre d'autres ivresses que l'ivresse mdiocre de la rapine, de l'usure ou du viol. Les voil, de leurs bras noueux, qui btissent. Leur orgueil devient tour et temple et rempart. Leur cruaut devient grandeur et rigueur dans la discipline. Et voil qu'ils servent une ville ne d'eux-mmes et contre laquelle ils se sont changs dans leur cur. Et ils mourront, pour la sauver, sur ses remparts. Et tu ne dcouvriras plus chez eux que vertus les plus clatantes.
Mais toi qui fais le dgot devant la puissance de la terre, devant la grossiret de l'humus et de sa pourriture et de ses vers, tu demandes d'abord l'homme de n'tre pas et de ne point montrer d'odeur. Tu blmes en eux l'expression de leur force. Et tu installes des masculs la tte de ton empire. Et ils pourchassent le vice qui n'est que puissance sans emploi. C'est la puissance et la vie qu'ils pourchassent. Et leur tour ils deviennent gardiens de muse et veillent un empire mort.
Le cdre, disait mon pre, se nourrit de la boue du sol, mais la change en pais feuillage qui se nourrit, lui, de soleil.
Le cdre, disait encore parfois mon pre, c'est la perfection de la boue. C'est la boue devenue vertu. Si tu veux sauver ton empire cre-lui sa ferveur. Il drainera les mouvements des hommes. Et les mmes actes, les mmes mouvements, les mmes aspirations, les mmes efforts, btiront ta cit au lieu de la dtruire.
Et maintenant je te le dis:
Ta cit mourra d'tre acheve. Car ils vivaient non de ce qu'ils recevaient mais de ce qu'ils donnaient. Pour se disputer les provisions faites ils redeviendront loups dans leurs tanires. Et si ta cruaut parvient les rduire ils deviendront au lieu btail dans l'table. Car une cit ne s'achve point. Je dis qu'est acheve mon uvre simplement quand manque ma ferveur. Ils meurent alors parce qu'ils sont dj morts. Mais la perfection n'est point un but que l'on atteigne. C'est l'change en Dieu. Et je n'ai jamais achev ma ville
C'est pourquoi je doutais qu'il sufft de trancher des ttes. Car si, videmment, celui-l s'est gt, il importe de le trancher de peur qu'il ne corrompe les autres, comme on jette le fruit blet hors du cellier ou hors de l'table l'animal malade. Mais mieux vaut changer de cellier ou d'table car ce sont eux d'abord les responsables.
Pourquoi chtier celui que l'on peut convertir? C'est pourquoi j'adressai Dieu cette prire: Seigneur, prtez-moi une coupure de votre manteau pour y abriter tous les hommes avec leurs bagages de grands souhaits. Je suis las d'trangler, de peur qu'ils ne ruinent mon uvre, ceux que je ne sais point couvrir. Sachant qu'ils menacent les autres et les discutables bienfaits de ma vrit provisoire, mais les sachant nobles aussi et porteurs aussi de vrit.
XVII
C'est pourquoi j'ai toujours mpris comme vain le vent des paroles. Et je me suis dfi des artifices du langage. Et quand mes gnraux, dans leur solide stupidit, me venaient dire: Le peuple se rvolte, nous te proposons d'tre habile je renvoyais mes gnraux. Car l'habilet n'est qu'un vain mot. Et il n'est point de dtour possible dans la cration. On fonde ce que l'on fait et rien de plus. Et si tu prtends, poursuivant un but, tendre vers un autre, et qui diffre du premier, celui-l seul qui est dupe des mots te croira habile. Car ce que tu fondes, en fin de compte, c'est ce vers quoi tu vas d'abord et rien de plus. Tu fondes ce dont tu t'occupes et rien de plus. Mme si tu t'en occupes pour lutter contre. Je fonde mon ennemi si je lui fais la guerre. Je le forge et je le durcis. Et si je prtends vainement au nom des liberts futures renforcer ma contrainte, c'est la contrainte que je fonde. Car on ne biaise point avec la vie. On ne trompe point l'arbre: on le fait pousser comme on le dirige. Le reste n'est que vent de paroles. Et si je prtends sacrifier ma gnration pour le bonheur des gnrations futures ce sont les hommes que je sacrifie. Non ceux-ci ou d'autres mais tous. Je les enferme tous tout simplement dans le malheur. Le reste n'est que vent de paroles. Et si je fais la guerre pour obtenir la paix, je fonde la guerre. La paix n'est point un tat que l'on atteigne travers la guerre. Si je crois la paix conquise par les armes et si je dsarme, je meurs. Car la paix, je ne puis l'tablir que si je fonde la paix. C'est--dire si je reois ou j'absorbe et si chaque homme trouve dans mon empire l'expression de ses souhaits particuliers. Car l'image peut tre la mme que chacun aime sa faon. Seul un langage insuffisant oppose les hommes les uns aux autres, car ce qu'ils souhaitent ne varie point. Je n'ai jamais rencontr celui-l qui souhaitt ou le dsordre, ou la bassesse, ou la ruine. L'image qui les tourmente et qu'ils aimeraient fonder se ressemble d'un bout l'autre de l'univers, mais les voies par lesquelles ils cherchent l'atteindre diffrent. Celui-l croit que la libert permettra l'homme de s'panouir, l'autre que la contrainte le btira grand, et tous deux souhaitent sa grandeur. Celui-l croit que la charit les unira, l'autre mprise la bont qui n'est que respect de l'ulcre et il oblige l'homme de btir une tour en quoi ils se fondent l'un dans l'autre. Et tous deux travaillent pour l'amour. Celui-l croit que la prosprit domine tous les problmes car l'homme dlivr de ses charges trouve le temps de cultiver son cur, son me et son intelligence. Mais l'autre estime que la qualit de leurs curs, de leurs intelligences et de leurs mes n'est point lie aux aliments qu'on leur fournit ni aux facilits qu'on leur accorde mais aux dons qu'on sollicite d'eux. Il croit que seuls sont beaux les temples ns des exigences de Dieu, et remis en ranon. Mais tous deux souhaitaient d'embellir l'me, l'intelligence et le cur. Et tous deux ont raison, car qui peut grandir dans l'esclavage, la cruaut et l'abrutissement d'un lourd travail? Mais qui peut grandir dans la licence, le respect de la pourriture et l'uvre vaine qui n'est plus que passe-temps d'oisifs?
Les voil qui prennent les armes cause de mots inefficaces, au nom du mme amour. Et c'est la guerre, qui est recherche et lutte et mouvement incohrent dans l'imprieuse direction, comme de l'arbre de mon pote qui, n aveugle, cogna les murs de sa prison jusqu' crever une lucarne pour jaillir droit vers le soleil, enfin rectiligne et glorieux.
La paix je ne l'impose point. Je fonde mon ennemi et sa rancune si je me borne le soumettre. Il n'est grand que de convertir et convertir c'est recevoir. C'est offrir chacun, pour qu'il s'y sente l'aise, un vtement sa mesure. Et le mme vtement pour tous. Car toute contradiction n'est qu'absence de gnie.