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Cette uvre qui constitue la somme de Saint-Exupry et qui rassemble ses mditations au cours de plusieurs annes, nous fut laisse par lui sous forme de brouillons incomplets et pour la plupart illisibles, et de

neuf cent quatre-vingt-cinq pages dactylographies. Saint-Exupry travaillait fort avant dans la nuit puis, avant de se coucher, dictait dans son dictaphone le travail de la soire. La dactylo venait prendre au matin les rouleaux et transcrivait au plus juste ce quelle entendait. Mais de ces neuf cent quatre-vingt-cinq pages, Saint-Exupry ne relut que quelques-unes. Il considrait avoir encore beaucoup dire avant de commencer couper, corriger. Le texte n'est pas condens et comporte en outre de nombreuses fautes faites phontiquement: homo-nymes, erreurs de liaisons, etc. Le lecteur trouvera donc au cours de sa lecture bien des phrases d'un sens obscur ainsi que des chapitres qui ne sont que des versions diffrentes d'un mme thme. Nous n'avons pas considr possible de nous substituer Saint-Exupry pour effectuer le choix des chapitres ou corriger le sens et la rdaction de certaines phrases.

Saint-Exupry avait rejoint l'Afrique du Nord en mars 1943. Il fut mis en rserve de commandement en aot de la mme anne. Aussitt, il se dbattit pour reprendre du service, mais ce ne fut qu'en fvrier 1944 que l'occasion lui en fut donne: ayant appris la prsence du gnral Eaker Naples (le gnral amricain Eaker commandait les forces ariennes du thtre d'oprations mditerranen dont dpendait le groupe 2/33), Saint-Exupry voulut toute force le rencontrer.

Grce la complaisance d'un ami, il dcolla de Maison Blanche et se rendit Naples. Il allait jouer sa dernire chance: tout plutt que de retourner Alger.

A Naples, devant le P. C. du gnral, il attendit une audience avec la patience et la tnacit dont lui seul tait capable quand il dsirait fortement. Le commandant en chef accueillit avec gaiet ce grand diable chauve, aux tempes grisonnantes, qui le suppliait comme un enfant de le laisser voler.

Ainsi, par la voie amricaine, obtint-il de retourner au 2/33. Le gnral Eaker lui avait autoris cinq missions. A la fin de juillet, il en avait accompli huit et ne cessait de se proposer comme volontaire, inquitant ses camarades. Afin de le protger, son chef d'escadrille avait complot avec d'autres officiers de mettre Saint-Ex dans le secret du dbarquement Sud afin de l'empcher de voler. L'initiation tait prvue pour le 31 juillet au soir. Mais le 31 au matin, Saint-Exupry dcollait pour une mission de reconnaissance sur la rgion de Grenoble et d'Annecy, proche de celle o il avait pass son enfance. Il avait tant insist pour qu'on lui accordt cette mission

Il partit en toute srnit, son outil bien en main et par un temps magnifique. Aucun message n'ayant t capt, il est permis de croire que sa chute fut rapide et conscutive une attaque de chasse allemande. Mais il tait prt et entirement calme:

Daigne faire l'unit pour ta gloire, en m'endormant au creux de ces sables dsens o j'ai bien travaill.

N. B. En 1948, lorsque fut compose la premire dition de Citadelle, les diteurs n'avaient leur disposition qu'un texte dactylographi trs imparfait. Saint-Exupry avait coutume de travailler durant la nuit. Il rdigeait des brouillons trs peu lisibles puis, avant de se coucher, il dictait au dictaphone le travail de la soire qu'une secrtaire, au matin, transcrivait tant bien que mal. Durant les derniers mois de sa vie, il ne put relever que partiellement les erreurs nombreuses de ces textes.

C'est seulement dix ans plus tard, en 1958, que les brouillons, constituant les manuscrits de cette uvre, furent restitus. La confrontation de ces manuscrits avec les textes dactylographis rvla que Saint-Exupry modi fiait tant de paragraphes en les dictant que certaines fautes demeureraient jamais incontrlables.

Cependant, la plupart des erreurs ont pu tre corriges et tes rbus rsolus. Ce difficile et long travail de mise au point a t entrepris et men bien par Simone Lamblin, Pierre Chevrier et Lon Wencelius, que nous tenons remercier. C'est en effet grce leurs soins diligents que pour la premire fois nous sommes en mesure d'offrir au lecteur un texte qui peut tre considr comme dfinitif.

I

Car j'ai vu trop souvent la piti s'garer. Mais nous qui gouvernons les hommes, nous avons appris sonder leurs curs afin de n'accorder notre sollicitude qu' l'objet digne d'gards. Mais cette piti, je la refuse aux blessures ostentatoires qui tourmentent le cur des femmes, comme aux moribonds, et comme aux morts. Et je sais pourquoi.

Il fut un ge de ma jeunesse o j'eus piti des mendiants et de leurs ulcres. Je louais pour eux des gurisseurs et j'achetais des baumes. Les caravanes me ramenaient d'une le des onguents base d'or qui recousent la peau sur la chair. Ainsi ai-je agi jusqu'au jour o j'ai compris qu'ils tenaient comme luxe rare leur puanteur, les ayant surpris se grattant et s'humectant de fiente comme celui-l qui fume une terre pour en arracher la fleur pourpre. Ils se montraient l'un l'autre leur pourriture avec orgueil, tirant vanit des offrandes reues, car celui qui gagnait le plus s'galait en soi-mme au grand prtre qui expose la plus belle idole. S'ils consentaient consulter mon mdecin, c'tait dans l'espoir que leur chancre le surprendrait par sa pestilence et par son ampleur. Et ils agitaient leurs moignons pour tenir de la place dans le monde. Ainsi acceptaient-ils les soins comme un hommage, offrant leurs membres aux ablutions qui les flattaient, mais peine le mal tait-il effac qu'ils se dcouvraient sans importance, ne nourrissant plus rien de soi, comme inutiles, et qu'ils s'occupaient dsormais de ressusciter d'abord cet ulcre qui vivait d'eux. Et, une fois bien draps de nouveau dans leur mal, glorieux et vains, ils reprenaient, la sbile la main, la route des caravanes et, au nom de leur dieu malpropre, ranonnaient les voyageurs.

Il fut un ge aussi o j'eus piti des morts. Croyant que celui-l que je sacrifiais dans son dsert sombrait dans une solitude dsespre, n'ayant point encore entrevu qu'il n'est jamais de solitude pour ceux qui meurent. Ne m'tant point heurt encore leur condescendance. Mais j'ai vu l'goste ou l'avare, celui-l mme qui criait si fort contre toute spoliation, parvenu sa dernire heure, prier qu'autour de lui l'on rassemblt les familiers de sa maison, puis partager ses biens dans une quit ddaigneuse comme des jouets futiles des enfants. J'ai vu le bless pusillanime, le mme qui et hurl pour appeler l'aide au cur d'un danger sans grandeur, une fois rompu vritablement, repousser d'autrui toute assistance s'il se trouvait que cette assistance et fait courir ses compagnons quelque pril. Nous clbrons une telle abngation. Mais je n'ai trouv l encore que signe discret de mpris. Je connais celui-l qui partage sa gourde quand dj il sche au soleil, ou sa crote de pain l'apoge de la famine. Et c'est d'abord qu'il n'en connat plus le besoin et, plein d'une royale ignorance, abandonne autrui cet os ronger.

J'ai vu les femmes plaindre les guerriers morts. Mais c'est nous-mmes qui les avons trompes! Tu les a vus rentrer, les survivants, glorieux et encombrants, faisant bien du tapage crier leurs exploits, apportant, en caution du risque accept, la mort des autres, mort qu'ils disent pouvantable, car elle aurait pu leur survenir. Moi-mme ainsi, dans ma jeunesse, j'ai aim autour de mon front cette aurole des coups de sabre reus par d'autres. Je revenais, brandissant mes compagnons morts et leur terrible dsespoir. Mais celui-l que la mort a choisi, occup de vomir son sang ou de retenir ses entrailles, dcouvre seul la vrit savoir qu'il n'est point d'horreur de la mort. Son propre corps lui apparat comme un instrument dsormais vain et qui a fini de servir et qu'il rejette. Un corps dmantel qui se montre dans son usure. Et s'il a soif, ce corps, le mourant n'y reconnat plus qu'une occasion de soif, dont il serait bon d'tre dlivr. Et tous les biens deviennent inutiles qui servaient parer, nourrir, fter cette chair demi trangre, qui n'est plus que proprit domestique, comme l'ne attach son pieu.