Vous ne deviendrez grands que si les pierres que vous prtendez charger de pouvoir ne sont point objets de concours, abris pour la commodit ou de destin usuel et vrifiable, mais pidestaux et escaliers et navires qui portent vers Dieu.
XX
Mes gnraux, dans leur solide stupidit, me fatiguaient de leurs dmonstrations. Car, runis comme en congrs, ils se disputaient sur l'avenir. Et c'est ainsi qu'ils dsiraient se faire habiles. Car mes gnraux on avait d'abord enseign l'histoire et ils connaissaient une par une toutes les dates de mes conqutes et toutes celles de mes dfaites et celles des naissances et celles des morts. Ainsi leur paraissait-il vident que les vnements se dduisent les uns des autres. Et ils voyaient l'histoire de l'homme sous l'image d'une longue chane de causes et de consquences qui prenait sa racine dans la premire ligne du livre d'histoire et se prolongeait jusqu'au chapitre o l'on notait pour les gnrations futures que la cration ainsi avait heureusement abouti cette constellation de gnraux. Ainsi, ayant pris trop d'lan, de consquence en consquence dmontraient-ils l'avenir. Ou bien, ils me venaient, chargs de leurs lourdes dmonstrations: Ainsi dois-tu agir pour le bonheur des hommes ou pour la paix, ou pour la prosprit de l'empire. Nous sommes des savants, disaient-ils, nous avons tudi l'histoire
Mais je savais qu'il n'est de science que de ce qui se rpte. Celui-l qui plante une graine de cdre prvoit l'ascension de l'arbre, de mme que celui-l qui lche une pierre prvoit qu'elle choira, car le cdre rpte le cdre et la chute de la pierre rpte la chute de la pierre, bien que cette pierre qu'il va lcher ou que cette semence qu'il enterre n'ait encore jamais servi. Mais qui prtend prvoir la destine du cdre qui, de graine en arbre et d'arbre en graine, de chrysalide en chrysalide se transfigure? Il s'agit l d'une gense dont je n'ai point encore connu d'exemple. Et le cdre est espce neuve qui s'labore sans rien rpter que je connaisse. Et j'ignore o elle va. Et j'ignore de mme o vont les hommes.
Ils exercent certes leur logique, mes gnraux, quand ils cherchent et dcouvrent une cause l'effet qui leur est montr. Car, me disent-ils, tout effet a une cause et toute cause a un effet. Et de cause effet, ils s'en vont, redondants, vers l'erreur. Car autre chose est de remonter des effets aux causes ou de descendre des causes aux effets.
Moi aussi, dans le sable vierge et rpandu la faon d'un talc, j'ai relu, aprs coup, l'histoire de mon ennemi. Sachant qu'un pas est toujours prcd d'un autre pas qui l'autorise et que la chane va de chanon en chanon sans qu'aucun chanon puisse jamais manquer. Si le vent ne s'est point lev et, tourmentant le sable, n'en a point essuy la page d'criture, superbement, comme d'une ardoise d'colier, je puis remonter d'empreinte en empreinte jusqu' l'origine des choses ou, poursuivant la caravane, la surprendre dans le ravin o elle a cru bon de s'attarder. Mais au cours de cette lecture je n'ai point reu d'enseignement qui me permt de la prcder dans sa marche. Car la vrit qui la domine est d'une autre essence que le sable dont je dispose. Et la connaissance des empreintes n'est que connaissance d'un reflet strile, lequel ne m'instruira ni sur la haine, ni sur la terreur, ni sur l'amour qui d'abord gouverne les hommes.
Alors, me diront-ils, mes gnraux, solidement plants dans leur stupidit, tout se dmontre encore. Si je connais la haine, l'amour ou la terreur qui les domine, je prvoirai leurs mouvements. L'avenir donc est contenu dans le prsent
Mais je leur rpondrai qu'il m'est toujours possible de prvoir la caravane un pas de plus qu'elle n'en a fait. Ce pas nouveau rptera sans doute l'autre dans sa direction et dans son ampleur. Il est science de ce qui se rpte. Mais elle s'chappe bientt hors du chemin que ma logique aura trac car elle changera de dsir
Et, comme ils ne me comprenaient point, je leur racontai le grand exode.
C'tait du ct des mines de sel. Et les hommes se sauvaient tant bien que mal de vivre parmi les minraux car rien ici n'autorisait la vie. Le soleil pesait et brlait, et les entrailles du sol, loin de livrer une eau limpide, ne livraient que des barres de sel qui eussent tu l'eau si les puits n'avaient t secs. Pris entre l'astre et le sel gemme, les hommes venus d'ailleurs avec leurs outres pleines se htaient au travail et dtachaient coups de pioche ces cristaux transparents qui figurent la vie et la mort. Puis ils s'en retournaient lis comme par un cordon ombilical aux terres heureuses et leurs eaux fertiles.
Le soleil donc tait ici pre, dur et blanc comme la famine. Et les rochers crevaient le sable par endroits, flanquant les mines de sel de leurs assises d'bne dur comme du diamant noir et dont les vents en vain mordaient les crtes. Et celui-l qui et assist aux traditions sculaires de ce dsert les et prvues durables et fixes pour des sicles. La montagne continuerait de s'user avec lenteur comme sous la dent d'une lime trop faible, les hommes continueraient d'extraire le sel, les caravanes continueraient d'acheminer l'eau et les vivres et de relever ces forats
Mais il advint une aube o les hommes se tournrent du ct de la montagne. Et ce qu'ils n'avaient point vu encore se montra.
Car le hasard des vents qui avaient mordu le roc depuis tant de sicles y avait sculpt un visage gant et qui exprimait la colre. Et le dsert, et les salines souterraines, et les tribus, fixes sur une assise plus inhumaine que l'eau sale des ocans, sur une assise de sel durcie, taient domins par un visage noir, sculpt dans le roc, furieux, sous la profondeur d'un ciel pur et ouvrant la bouche pour maudire. Et les hommes fuirent, pris d'pouvant, quand ils le connurent. L'aventure se propagea au fond des puits et quand les ouvriers mergeaient de la gangue, ils se retournaient d'abord vers la montagne puis, le cur saisi, se htaient vers la tente, empaquetaient tant bien que mal leurs ustensiles, injuriaient la femme, l'enfant et l'esclave et, poussant devant eux leur fortune condamne sous le soleil inexorable, empruntaient les pistes du Nord. Et comme l'eau manquait, ils prissaient tous. Et vaines parurent les prdictions des logiciens qui voyaient s'user la montagne et se perptuer les hommes. Comment eussent-ils prvu ce qui allait natre?
Quand je remonte vers le pass je divise le temple en pierres. Et l'opration est prvisible et simple. De mme si je rpands en os et viscres le corps dmantel, et en gravats le temple, ou en chvres, moutons, demeures et montagnes le domaine Mais si je marche vers l'avenir, il me faudra toujours compter avec la naissance d'tres nouveaux qui s'ajouteront aux matriaux et ne seront point prvisibles puisque d'une autre essence. Ces tres-l je les dis uns et simples puisqu'ils meurent et disparaissent d'tre diviss. Car le silence est quelque chose qui s'ajoute aux pierres mais qui meurt si on les spare. Car le visage est quelque chose qui s'ajoute au marbre ou aux lments du visage mais qui meurt si on le brise ou si on les distingue. Car le domaine est quelque chose qui s'ajoute aux chvres, aux demeures, aux moutons et aux montagnes
Je ne saurai prvoir mais je saurai fonder. Car l'avenir on le btit. Si je rassemble en un visage unique le disparate de mon poque, si j'ai des mains divines de sculpteur, mon dsir deviendra. Et je me tromperai si je dis que j'ai su prvoir. Car j'aurai cr. Dans le disparate d'alentour j'aurai montr un visage et je l'aurai impos et il gouvernera les hommes. Comme le domaine qui exige parfois jusqu' leur sang.
Ainsi m'est-il apparu une nouvelle vrit et c'est qu'il est vain et illusoire de s'occuper de l'avenir. Mais que la seule opration valable est d'exprimer le monde prsent. Et qu'exprimer c'est btir avec le disparate prsent le visage un qui le domine, c'est crer le silence avec les pierres.