Toute autre prtention n'est que vent de paroles
XXI
Et certes nous savons tous combien les raisonnements sont trompeurs. Ceux-l que je regardais, les arguments les plus habiles et les dmonstrations les plus imprieuses n'entranaient point leur conviction. Oui, disaient-ils, tu as raison. Et cependant, je ne pense point comme toi Ceux-l, on les disait stu-pides. Mais je compris qu'ils n'taient point stupides mais, bien au contraire, les plus sages. Ils respectaient une vrit que les mots ne charriaient point.
Car les autres, ils s'imaginent que le monde tient dans les mots et que la parole d'homme exprime l'univers et les toiles et le bonheur et le soleil couchant et le domaine et l'amour et l'architecture et la douleur et le silence Mais moi j'ai connu l'homme en face de la montagne qu'il avait mission de saisir pellete par pellete.
Je pense certes que les gomtres, quand ils ont dessin les remparts, tiennent dans les mains la vrit de leurs remparts. Et que l'on saura les construire selon leurs figures. Car il est des remparts une vrit pour gomtres. Mais quel gomtre comprend les remparts dans leur importance? O lisez-vous dans leurs dessins que les remparts constituent une digue? Qui vous permet de les dcouvrir semblables l'corce du cdre l'intrieur de laquelle s'difie la cit vivante? O voyez-vous que les remparts sont corce pour la ferveur et qu'ils permettent l'change des gnrations en Dieu dans l'ternit de la forteresse? Ils y voient pierre, ciment et gomtrie. Et certes les remparts sont pierre, ciment et gomtrie. Mais ils sont galement les matres couples d'un navire et l'abri pour les destines particulires. Et je crois, moi, d'abord aux destines particulires. Non point mesquines d'tre si limites. Car cette fleur unique c'est la fentre ouverte sur la connaissance du printemps. C'est le printemps devenu fleur. Car n'est rien pour moi un printemps qui n'aurait point form de fleurs.
Non point important peut-tre, en vrit, l'amour de cette pouse qui attend le retour de l'poux. Non point tellement important la main qui agite avant le dpart. Mais signe de quelque chose d'important. Non point tellement important la lumire particulire qui brille l'intrieur du rempart comme la lanterne d'un navire, voil cependant une vie close dont je ne sais pas mesurer le poids.
Les remparts lui servent d'corce. Et cette cit est larve contenue dans sa gaine. Et cette fentre: une fleur de l'arbre. Et derrire cette fentre peut-tre un enfant ple qui boit encore son lait et ne connat point sa prire et joue et balbutie, mais sera conqurant de demain et fondera des villes nouvelles qu'il accrotra de leurs remparts. Et voil la graine de l'arbre. Plus important, moins important, comment saurais-je? Et cette question pour moi n'a point de sens car l'arbre, je l'ai dit, il ne faut point le diviser pour le connatre.
Mais quel gomtre connat ces choses? il croit comprendre les remparts puisqu'il les btit. Il croit que sa gomtrie contient tout entiers les remparts puisqu'il suffit de l'imposer au ciment et la pierre pour que la ville se fortifie. Mais il est autre chose qui les domine et si je dsirais montrer ce qu'est un rempart en vrit, je vous runirais autour de moi et, d'anne en anne, vous apprendriez les dcouvrir sans jamais puiser le travail car il n'est point de mot pour les contenir dans leur essence. Et je n'en montre que des signes comme en est signe la gomtrie mais aussi ces bras de l'poux autour de l'pouse, laquelle est enceinte, lourde d'un monde, et qu'ils protgent.
Comme celui-l qui vient avec ses pauvres mots montrer l'autre qu'il a tort d'tre triste, et o voyez-vous que l'autre est chang? Ou qu'il a tort d'tre jaloux ou tort d'aimer? Et o voyez-vous que l'autre gurit de l'amour? Les mots essaient d'pouser la nature et de l'emporter. Ainsi j'ai dit montagne et j'emporte la montagne en moi avec ses hynes et ses chacals et ses ravins pleins de silence et sa monte vers les toiles jusqu'aux crtes mordues par les vents mais ce n'est qu'un mot qu'il faut remplir. Et quand j'ai dit rempart il faut aussi remplir. Et les gomtres y ajoutent quelque chose, et les potes et les conqurants et l'enfant ple et la mre qui, grce eux, peut s'occuper de souffler sur la braise pour rchauffer le lait du soir sans que le carnage la vienne distraire. Et s'il m'est possible de raisonner sur la gomtrie des remparts comment raisonnerais-je sur ces remparts eux-mmes que mon langage ne sait point contenir? Car ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre.
Pour me montrer la ville, on me conduisait quelquefois sur le sommet d'une montagne. Regarde-la, notre cit! me disait-on. Et j'admirais l'ordonnance des rues et le dessin de ses remparts. Voil, disais-je, la ruche o dorment les abeilles. Au petit jour elles se rpandent dans la plaine dont elles sucent les provisions. Ainsi les hommes cultivent et ils rcoltent. Et des processions de petits nes ramnent vers les greniers et les marchs et les rserves le fruit du travail du jour La cit rpand ses hommes dans l'aube puis les rentre en soi avec leurs fardeaux et leurs provisions pour l'hiver. L'homme est celui-l qui produit et qui consomme. Ainsi le favoriserai-je en tudiant avant tout ses problmes et en administrant la fourmilire.
Mais d'autres pour me montrer leur ville me faisaient traverser le fleuve et l'admirer de l'autre rive. Je dcouvrais donc, de profil sur la splendeur du crpuscule, ses maisons, les unes plus hautes, les autres moins hautes, les unes petites, les autres grandes, et la flche des minarets accrochant comme des mts la fume de nuages pourpres. Elle se rvlait moi semblable une flotte en partance. Et la vrit de la ville n'tait plus ordre stable et vrit de gomtre, mais assaut de la terre par l'homme dans le grand vent de sa croisire. Voil, disais-je, l'orgueil de la conqute en marche. A la tte de mes cits je placerai des capitaines, car c'est de la cration que l'homme tire d'abord ses joies et du got puissant de l'aventure et de la victoire. Et ce n'tait ni plus vrai ni moins vrai, mais autre.
Certains, cependant, pour me faire admirer leur ville m'entranaient avec eux l'intrieur de leurs remparts et me conduisaient d'abord au temple. Et j'entrais, pris dans le silence et l'ombre et la fracheur. Alors je mditais. Et ma mditation me paraissait plus importante que la nourriture ou la conqute. Car je m'tais nourri pour vivre, j'avais vcu pour conqurir, et j'avais conquis pour revenir et mditer et me sentir le cur plus vaste dans le repos de mon silence. Voil, disais-je, la vrit de l'homme. Il n'existe que par son me. A la tte de ma cit j'installerai des potes et des prtres. Et ils feront s'panouir le cur des hommes. Et ce n'tait ni plus vrai ni moins vrai mais autre
Et maintenant, dans ma sagesse, si j'use du mot ville je ne m'en sers point pour raisonner mais pour spcifier simplement tout ce dont elle charge mon cur et que l'exprience m'en a enseign, et ma solitude dans ses ruelles, et le partage du pain dans ses demeures, et sa gloire de profil dans la plaine, et son ordre admir du haut des montagnes. Et bien d'autres choses que je ne sais dire ou auxquelles je ne songe point dans l'instant. Et comment userais-je du mot pour raisonner puisque ce qui est vrai d'un signe est faux d'un autre
XXII
Mais par-dessus tout il m'apparut quelque chose d'imprieux en ce qui concerne l'hritage des hommes, hritage que de gnration en gnration ils se transmettent l'un l'autre, car si, dans le silence de mon amour, je vais lentement par la ville et regarde celle-l qui parle au fianc et lui sourit avec une crainte tendre, ou celle-ci qui attend le retour du guerrier, ou cette autre qui rprimande sa servante, ou celui-l qui prche la rsignation ou la justice, ou celui-l qui divise la foule, se dresse dans sa vengeance et prend la dfense du faible, ou cet autre simplement qui sculpte son objet d'ivoire et le recommence et pas pas se rapproche d'une perfection qui est en lui. Si je considre ma ville quand elle s'endort et fait ce bruit qui va mourant comme celui d'une cymbale que l'on a frappe et qui rsonne encore et qui s'apaise comme si le soleil l'avait agite, de mme qu'il agite un essaim d'abeilles, puis vient le soir qui lasse leurs ailes et rentre le parfum des fleurs, et il n'est plus pour les guider de sillages dans le lit des vents. Quand je vois s'teindre ces lumires et tous ces feux s'endormir sous la cendre, chacun ayant rentr son bien, qui sa moisson au fond des granges, qui ses enfants qui jouaient sur le seuil, qui son chien ou son ne, qui son tabouret de vieillard, quand enfin ma ville repose range comme un feu sous la cendre, et que toutes les rflexions, toutes les prires, tous les projets, tous les lans, toutes les craintes, tous les mouvements du cur pour saisir ou pour rejeter, tous les problmes non rsolus qui attendent leurs solutions, toutes les haines qui ne tueront point avant le jour, toutes les ambitions qui ne dcouvriront rien avant l'aube, toutes les prires qui liaient l'homme Dieu rserves, inutiles comme des chelles dans le magasin, sont en sursis et comme morts mais non teints puisque ce gigantesque patrimoine, qui ne sert de rien dans l'instant, n'est point perdu, mais rserv et report, et que le soleil ds qu'il agitera l'essaim le rendra comme un hritage, et que chacun reprendra sa recherche, sa joie, sa peine, sa haine ou son ambition, et que ma colonie d'abeilles retournera ses chardons et ses lis, alors je me demande: qu'est-il de ces greniers d'images?