Et il me parat bien vident que, si je disposais d'une humanit encore inanime et si je voulais l'duquer et l'instruire et la remplir des mmes mille mouvements divers, le pont du langage n'y suffirait point.
Car certes nous communiquons, cependant les mots de nos livres ne contiennent point le patrimoine. Et si je prends des enfants, et si je les brasse et si je les enseigne chacun dans une direction arbitraire, alors j'aurai perdu une partie de l'hritage. Ainsi de mon arme si ne s'tablit point de l'un l'autre la continuit du contact qui fait de cette arme une dynastie sans rupture. Et certes, ils recevront les enseignements de leurs caporaux. Et, certes, ils subiront l'autorit de leurs capitaines. Mais les mots dont disposent et caporaux et capitaines ne sont que rservoirs infiniment insuffisants pour transmettre de l'un l'autre un acquis qui ne peut pas se dnombrer et ne s'exprime point en formules. Et qu'il n'est point possible de faire charrier par la parole ou par le livre. Car il s'agit d'attitudes intrieures, et de points de vue particuliers, et de rsistances, et d'lans, et de systmes de liaison entre les penses et entre les choses Et si je veux les expliquer ou les exposer je les dmonte en leurs parties et il n'en reste rien. Ainsi du domaine qui appelle l'amour et dont je n'aurai rien dit si j'ai parl des chvres, des moutons, des demeures et des montagnes, et dont le trsor intrieur ne se transmet point par la parole mais par la filiation de l'amour. Et d'amour en amour ils se lguent cet hritage. Mais si vous rompez le contact une seule fois de gnration en gnration, alors meurt cet amour. Et si vous rompez une fois le contact entre les ans et les cadets dans votre arme, alors votre arme n'est plus que faade d'une maison vide et s'boulera au premier coup, et si vous rompez le contact entre le meunier et son fils, alors vous y perdrez le plus prcieux du moulin et sa morale et sa ferveur et les mille coups de mains qui ne s'expriment pas et les mille attitudes qui se justifient mal par la raison mais qui sont car il est plus d'intelligence enfouie dans les choses telles qu'elles sont que dans les mots mais vous leur demandez de rebtir le monde par la seule lecture du petit livre qui n'est qu'images et reflets inefficaces et vides devant la somme des expriences. Et vous faites de l'homme une bte primitive et nue, ayant oubli que l'humanit dans sa dmarche est celle d'un arbre qui crot et se continue de l'un travers l'autre, comme la puissance de l'arbre dure travers ses nuds et ses torsades et la division de ses branches. Et j'ai affaire un grand corps et j'ignore, moi, ce que c'est que mourir quand je regarde du haut de ma cit, car ici et l tombent des feuilles, ici et l naissent des bourgeons et cependant dure le tronc solide travers. Mais par ces maux particuliers rien d'essentiel n'est ls et tu le vois, ce temple, continuer de se btir et ce grenier continuer de se dverser et de se remplir, et ce pome d'embellir, et de se lustrer l'paulement courbe de la fontaine. Mais si tu spares les gnrations c'est comme si tu voulais recommencer l'homme lui-mme dans le milieu de sa vie et, ayant effac de lui tout ce qu'il savait, sentait, comprenait, dsirait et craignait, remplacer cette somme de connaissances devenues chair par les maigres formules tires d'un livre, ayant supprim toute la sve qui montait travers le tronc et ne transmettant plus rien aux hommes que ce qui est susceptible de se codifier. Et comme la parole fausse pour saisir, et simplifie pour enseigner, et tue pour comprendre, ils cessent d'tre aliments par la vie.
Mais moi je dis: il est bon de favoriser dans la cit la gense des dynasties. Et si d'un petit groupe sont seuls tirs mes gurisseurs, mais disposant d'un hritage complet et non seulement de quelques mots, je disposerai en fin de compte de gurisseurs de plus de gnie que si j'tends ma slection tout mon peuple et engage les fils de soldats et de meuniers. Et ce n'est point que je brime les vocations, car ce tronc formera un noyau assez dur pour que j'y puisse greffer des branches trangres. Et ma dynastie absorbera et transformera en soi-mme les aliments nouveaux que les vocations lui fourniront.
Car une fois de plus il me fut enseign que la logique tue la vie. Et qu'elle ne contient rien par elle-mme
Mais ils se sont tromps sur l'homme les faiseurs de formules. Et ils ont confondu la formule qui est ombre plate du cdre avec le cdre dans son volume, son poids, sa couleur, sa charge d'oiseaux et son feuillage, lesquels ne sauraient s'exprimer et tenir dans le faible vent des paroles
Car ceux-l confondent la formule qui dsigne et l'objet dsign.
Ainsi m'apparut-il qu'il tait vain et dangereux d'interdire les contradictions. Ainsi rpondais-je mes gnraux qui me venaient parler de l'ordre mais confondaient l'ordre qui est puissance avec l'arrangement des muses.
Car moi je dis que l'arbre est ordre. Mais ordre ici c'est unit qui domine le disparate. Car cette branche-ci porte son nid d'oiseaux et cette autre ne le porte point. Car celle-ci porte son fruit et cette autre ne le porte point. Car celle-ci monte vers le ciel et cette autre penche vers le sol. Mais ils sont soumis, mes gnraux, l'image des revues militaires et ils disent que sont en ordre les objets seuls qui ne diffrent plus les uns des autres. Ainsi, si je les laissais faire, ils perfectionneraient les livres saints qui montrent un ordre lequel est sagesse de Dieu, en mettant en ordre les caractres dont le premier enfant venu verrait bien qu'ils sont tous mls. Ainsi, les A ensemble, les B ensemble, les C ensemble, et ainsi disposeraient-ils d'un livre bien en ordre. Un livre pour gnraux.
Et comment supporteraient-ils ce qui ne peut se formuler ou n'a pas abouti encore, ou entre en contradiction avec une autre vrit? Comment sauraient-ils que, dans un langage qui formule mais ne saisit point, deux vrits peuvent s'opposer? Et que je puis parler sans me contredire de la fort ou du domaine, malgr que ma fort empite sur plusieurs domaines sans peut-tre en couvrir un seul en totalit, et mon domaine sur plusieurs forts sans qu'aucune peut-tre y soit entirement contenue? Et l'un ne nie point l'autre. Mais voici que mes gnraux, s'ils clbrent les domaines, font trancher la tte des potes qui chanteraient la fort.