Car autre chose est de s'opposer et autre chose de se contredire et je ne connais qu'une vrit qui est la vie et je ne reconnais qu'un seul ordre qui est l'unit quand elle domine les matriaux. Et peu m'importe si les matriaux sont disparates. Mon ordre c'est l'universelle collaboration de tous travers l'un, et cet ordre m'oblige cration permanente. Car il m'oblige fonder ce langage qui absorbera les contradictions. Et qui lui-mme est vie. Il ne s'agit jamais de refuser pour crer l'ordre. Car si d'abord je refuse la vie et aligne ceux de ma tribu comme des poteaux le long d'une route, est parfait l'ordre que j'ai atteint. galement, si je rduis mes hommes n'tre plus qu'une colonie de termites. Mais en quoi les termites me sduiraient-ils? Car j'aime l'homme dlivr par sa religion et vivifi par les dieux que je fonde en lui: maison, domaine, empire, royaume de Dieu, afin qu'il se puisse changer toujours contre plus vaste que soi. Et pourquoi donc ne les laisserais-je point disputer entre eux, sachant que le geste qui russit est fait de tous ceux qui manquent leur but, et sachant que pour se grandir l'homme doit crer et non rpter. Car alors il ne s'agit plus pour lui que de consommer des provisions faites. Sachant enfin que tout, mme la forme de la carne, doit s'accrotre et vivre et se transformer sinon elle n'est plus que mort, objet de muse, ou routine. Et je distingue d'abord la continuit, de la routine. Et je distingue la stabilit, de la mort. Ni la stabilit du cdre ni la stabilit de l'empire ne se fondent sur leur dcrpitude. Ceci est bien, disent mes gnraux, et ne changera donc plus! Mais moi je hais les sdentaires et dis mortes les villes acheves.
XXIII
Mauvais, quand le cur l'emporte sur l'me.
Quand le sentiment l'emporte sur l'esprit.
Ainsi dans mon empire il m'est apparu qu'il tait plus facile de souder les hommes par le sentiment que par l'esprit qui domine le sentiment. Sans doute signe de ce que l'esprit doit devenir sentiment, mais qu'il n'est point d'abord de sentiment qui compte.
Ainsi m'est-il apparu qu'il ne fallait point soumettre celui qui cre aux souhaits de la multitude. Car c'est sa cration mme qui doit devenir le souhait de la multitude. La multitude doit recevoir de l'esprit et changer ce qu'elle a reu en sentiment. Elle n'est qu'un ventre. La nourriture qu'elle reoit, elle la doit changer en grce et en lumire.
Mon voisin a forg le monde parce qu'il l'prouvait dans son cur. Et il a fait de son peuple un hymne. Mais voici que dans son peuple on a craint la solitude et la promenade sur la montagne, quand elle se droule sous les pieds comme la trane du prophte, et l le colloque avec les toiles, et l'interrogation glaciale, et le silence fait autour, et cette voix qui parle et ne parle que dans le silence. Et celui-l qui en revient, en revient allait par les dieux. Et il redescend calme et grave, rapportant son miel ignor sous sa plerine. Et ceux-l seuls rapporteront du miel qui auront eu le droit de quitter la foule. Et toujours ce miel paratra amer. Et toute parole nouvelle et fertile paratra amre parce que, je l'ai dit, nul n'a connu de mue joyeuse. Et si je vous lve, c'est que je vous tire hors de votre peau comme d'une gaine pour vous habiller, comme le serpent, d'une peau plus neuve. Et voil que ce chant deviendra cantique, comme un embrasement de fort sort d'une tincelle. Mais l'homme qui refuse ce chant et la populace qui interdit l'un de ses membres de s'affranchir d'elle pour se retrancher sur la montagne, voil qu'ils tuent l'esprit. Car l'espace de l'esprit, l o il peut ouvrir ses ailes, c'est le silence.
XXIV
Car je fus amen rflchir sur ceux qui consomment plus qu'ils ne rendent. Ainsi du mensonge des chefs d'tat, car dans la croyance en leur parole rsidait l'efficacit de la parole et son pouvoir. Et ainsi je tire du mensonge des effets puissants. Et j'mousse mon arme en mme temps que je m'en sers. Et si je l'emporte d'abord sur mon adversaire, viendra l'heure o je me prsenterai lui sans armes.
Ainsi de celui qui crit ses pomes et tire des effets efficaces de ce qu'il triche avec des rgles acceptes. Car l'effet de scandale est aussi une opration. Mais celui-l est un malfaiteur car pour l'usage d'un avantage personnel il brise le vase d'un trsor commun. Pour s'exprimer, il ruine des possibilits d'expression de tous, comme celui-l qui pour s'clairer incendierait la fort. Et ensuite il n'est plus que cendre la disposition des autres. Et quand je me suis habitu aux erreurs de syntaxe, je ne puis mme plus provoquer le scandale et saisir par l'inattendu. Mais je ne puis, non plus, m'exprimer dans la beaut du style ancien, car j'ai rendu vaines les conventions, tous ces signes, ces clignements d'yeux, toute cette entente, tout ce code si lentement labor et qui me permettait de transmettre de moi jusqu'au plus subtil. Je me suis exprim en consommant mon instrument. Et l'instrument des autres.
Ainsi de l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car mon gouverneur qui domine et qui est respect, j'ai tir de lui des effets comiques en le comparant un ne, et nul ne s'attendait mon audace. Mais vient le jour o j'ai ml ne et gouverneur si intimement que je ne fais plus rire personne en exprimant mon vidence. Et j'ai ruin une hirarchie, une possibilit d'ascension, des ambitions fertiles, une image de la grandeur. J'ai consomm le trsor dont je me servais. J'ai pill un grenier et j'en ai rpandu les graines. La faute, la trahison, c'est que, si j'ai pu user, en le dtruisant, de mon gouverneur, c'est que d'autres l'avaient fond. On m'a offert une occasion de m'exprimer. J'en ai us pour la dtruire. Ainsi ai-je trahi.
Mais celui-l qui crit avec rigueur et forge son instrument pour utiliser le vhicule, aiguise son arme par son usage, et ainsi augmente ses provisions mesure qu'il les consomme. Et celui qui domine son peuple, malgr les difficults ou les amertumes, par la vrit de sa parole, et qui augmente sa caution mesure qu'il s'en sert, en fin de compte sera suivi plus avant dans la guerre. Et celui-l qui fonde le sentiment de la grandeur. Il btit l'instrument dont il se servira demain.
XXV
C'est pourquoi j'ai fait venir les ducateurs et leur ai dit:
Vous n'tes point chargs de tuer l'homme dans les petits d'hommes, ni de les transformer en fourmis pour la vie de la fourmilire. Car peu m'importe moi que l'homme soit plus ou moins combl. Ce qui m'importe c'est qu'il soit plus ou moins homme. Je ne demande point d'abord si l'homme, oui ou non, sera heureux, mais quel homme sera heureux. Et peu m'importe l'opulence des sdentaires repus, comme du btail dans l'table.
Vous ne les comblerez point de formules qui sont vides, mais d'images qui charrient des structures.
Vous ne les emplirez point d'abord de connaissances mortes. Mais vous leur forgerez un style afin qu'ils puissent saisir.
Vous ne jugerez pas de leurs aptitudes sur leur seule apparente facilit dans telle ou telle direction. Car celui-l va le plus loin et russit le mieux qui a travaill le plus contre soi-mme. Vous tiendrez donc compte d'abord de l'amour.
Vous ne vous appesantirez point sur l'usage. Mais sur la cration de l'homme, afin que celui-ci rabote sa planche dans la fidlit et l'honneur, et il la rabotera mieux.
Vous enseignerez le respect, car l'ironie est du cancre, et oubli des visages.
Vous lutterez contre les liens de l'homme avec les biens matriels. Et vous fonderez l'homme dans le petit d'homme en lui enseignant d'abord l'change car, hors l'change, il n'est que racornissement.
Vous enseignerez la mditation et la prire car l'me y devient vaste. Et l'exercice de l'amour. Car qui le remplacerait? Et l'amour de soi-mme c'est le contraire de l'amour.
Vous chtierez d'abord le mensonge, et la dlation qui certes peut servir l'homme et en apparence la cit. Mais seule, la fidlit cre les forts. Car il n'est point de fidlit dans un camp et non dans l'autre. Qui est fidle est toujours fidle. Et celui-l n'est point fidle qui peut trahir son camarade de labour. Moi j'ai besoin d'une cit forte, et je n'appuierai pas sa force sur le pourrissement des hommes.