Vous enseignerez le got de la perfection car toute uvre est une marche vers Dieu et ne peut s'achever que dans la mort.
Vous n'enseignerez point d'abord le pardon ou la charit. Car ils pourraient tre mal compris et n'tre plus que respect de l'injure ou de l'ulcre. Mais vous enseignerez la merveilleuse collaboration de tous travers tous et travers chacun. Alors le chirurgien se htera travers le dsert pour rparer le simple genou d'un homme de peine. Car il s'agit l d'un vhicule. Et ils ont tous deux le mme conducteur.
XXVI
Car je me penchais d'abord sur le grand miracle de la mue et du changement de soi-mme. Car il tait dans la ville un lpreux.
Voici, me dit mon pre, l'abme.
Et il me conduisit dans les faubourgs aux lisires d'un champ maigre et sale. Autour du champ une barrire et au centre du champ une maison basse o logeait le lpreux tranch ainsi d'avec les hommes.
Tu crois, me dit mon pre, qu'il va hurler son dsespoir? Observe-le quand il sortira pour le voir biller.
Ni plus ni moins que celui-l en qui est mort l'amour. Ni plus ni moins que celui-l qui a t dfait par l'exil. Car je te le dis: l'exil ne dchire pas, il use. Tu ne te repais plus que de songes et tu joues avec des ds vides. Peu importe son opulence. Il n'est plus que roi d'un royaume d'ombres.
La ncessit, me dit mon pre, voil le salut. Tu ne peux jouer avec des ds vides. Tu ne peux pas te satisfaire de tes rves pour la seule raison que tes rves ne rsistent point. Elles sont dcevantes, les armes lances dans les songes creux de l'adolescence. L'utile c'est ce qui te rsiste. Et le malheur de ce lpreux n'est point pour lui qu'il pourrisse, mais bien que rien ne lui rsiste. Le voil enferm, sdentaire dans ses provisions.
Ceux de la ville parfois le venaient observer. Ils se runissaient autour du champ comme ceux-l qui ayant fait l'ascension de la montagne se penchent ensuite sur le cratre du volcan. Car ils plissent d'entendre sous leurs pieds le globe prparer ses ructations. Ils s'agglutinaient donc, comme autour d'un mystre, autour du carr de champ du lpreux. Mais il n'tait point de mystre.
Ne te fais point d'illusions, me disait mon pre. N'imagine point son dsespoir et ses bras tordus dans l'insomnie et sa colre contre Dieu ou contre soi-mme ou contre les hommes. Car il n'est rien en lui sinon absence qui grandit. Qu'aurait-il de commun avec les hommes? Ses yeux coulent et ses bras tombent de lui comme des branches. Et il ne reoit plus de la ville que le bruit d'un lointain charroi. La vie ne l'alimente plus que d'un vague spectacle. Un spectacle n'est rien. Tu ne peux vivre que de ce que tu transformes. Tu ne vis point de ce qui est entrepos en toi comme en un magasin. Et celui-l vivrait s'il pouvait fouetter le cheval et porter des pierres et contribuer l'dification du temple. Mais tout lui est donn.
Cependant il s'tablit une coutume. Les habitants venaient chaque jour, mus par sa misre, jeter leurs offrandes au-del des pieux qui hrissaient cette frontire. Et voil qu'il tait servi, par et vtu comme une idole. Nourri des meilleurs mets. Et mme, les jours de fte, honor de musique. Et cependant, s'il avait besoin de tous, nul n'avait besoin de lui. Il disposait de tous les biens, mais il n'avait point de biens offrir.
Ainsi des idoles de bois, me dit mon pre, que tu surcharges de prsents. Et brlent en face d'elles les lampions des fidles. Et fume l'arme des sacrifices. Et s'orne leur chevelure de pierreries. Mais je te le dis, la foule qui jette ses idoles ses bracelets d'or et ses pierreries, celle-l s'augmente, mais l'idole de bois demeure de bois. Car elle ne transforme rien. Or vivre, pour l'arbre, c'est prendre de la terre et en ptrir des fleurs.
Et je vis le lpreux sortir de sa tanire et promener sur nous son regard mort. Plus inaccessible ce bruit qui cependant cherchait le flatter qu'aux vagues de la mer. Dfait d'avec nous-mmes et dsormais inaccessible. Et si l'un de la foule exprimait sa piti, il le regardait avec un mpris vague Non solidaire. cur d'un jeu sans caution. Car qu'est-ce qu'une piti qui ne prend point dans les bras pour bercer? Et en retour, si quelque chose d'animal encore sollicitait de lui sa colre d'tre devenu ainsi spectacle et curiosit de foire, colre peu profonde en vrit, car nous n'tions plus de son univers, comme les enfants autour du bassin o tourne l'unique carpe lente, que nous importait sa colre, car qu'est-ce qu'une colre qui ne peut frapper et ne fait que lcher des mots vides dans le vent qui les emporte? Ainsi m'apparut-il dpouill par son opulence. Et je me souvenais de ceux-l qui, lpreux dans le Sud, cause de lois concernant la lpre, ranonnaient les oasis du haut de leur cheval dont ils n'avaient point le droit de descendre. Tendant leur sbile au bout d'un bton. Et regardant durement et sans voir, car les visages heureux, pour eux, n'taient que territoire de chasse. Et pourquoi mme eussent-ils t irrits par un bonheur aussi tranger leur univers que les jeux silencieux des petits animaux dans la clairire. Regardant donc froidement sans voir.
Puis passant pas lents devant les choppes et descendant, du haut de leur cheval, un panier l'extrmit d'une corde. Et attendant avec patience que le marchand l'et empli. Patience morne et qui faisait peur. Car immobiles, ils n'taient plus pour nous que vgtation lente de la maladie. Et four, creuset et alambic de pourriture. Ils n'taient plus pour nous que lieux de passage et champs clos et demeures pour le mal. Mais qu'attendaient-ils? Rien. Car on n'attend point en soi-mme; mais on attend d'un autre que soi-mme. Et plus ton langage est rudimentaire, plus sont grossiers tes liens avec les hommes, moins tu peux connatre l'attente et l'ennui.
Mais qu'eussent-ils pu attendre de nous, ces hommes qui taient si absolument tranchs d'avec nous? Ils n'attendaient rien.
Vois, dit mon pre. Il ne peut mme plus biller. Il a renonc jusqu' l'ennui qui est attente des hommes.
XXVII
Ainsi m'apparut-il d'abord qu'ils taient malheureux. La nuit se fit comme un navire o Dieu renferme ses passagers sans capitaine. Et me vint l'ide de dpartager les hommes. Ayant dsir de comprendre d'abord le bonheur.
Je fis sonner les cloches. Venez ici, vous que le bonheur comble. Car le bonheur se sent en soi ainsi qu'un fruit qui est plein de sa saveur. Et celle-l je l'ai vue se presser des deux mains la poitrine, penche en avant, comme remplie. Et ils vinrent donc ma droite. Venez ici, dis-je, les malheureux. Et je fis sonner les cloches pour ceux-l. Venez ma gauche, leur dis-je. Et quand je les eus bien spars, je cherchais comprendre. Et je me demandais: D'o vient le mal?
Car je ne crois point en l'arithmtique. Ni la dtresse ni la joie se multiplient. Et si un seul souffre dans mon peuple, sa souffrance est grande comme celle d'un peuple. Et en mme temps, il est mauvais que celui-l ne se sacrifie point pour servir le peuple.
Ainsi de la joie. Et la fille de la reine, quand elle se marie, voil tout le peuple qui danse. C'est l'arbre qui forme sa fleur. Et je juge l'arbre sur sa pointe.
XXVIII
Vaste me parut ma solitude. C'est le silence et la lenteur que je rclamais pour mon peuple. Et cette rserve au fond de l'me, et cet ennui sur la montagne, je les buvais jusqu' l'amertume. J'apercevais donc en dessous de moi les lumires du soir de ma ville. Cet immense appel que forme la ville jusqu' ce que tous se soient runis, tous enferms, tous atteints l'un par l'autre. Ainsi je les voyais l'un aprs l'autre s'enfermer chaque fentre qui s'teignait, sachant leur amour. Puis leur ennui. A moins que l'amour ne s'change contre plus vaste que l'amour.