Ah! vieillesse de l'homme. Sans doute je ne reconnais rien sur l'autre versant de ma montagne. Le cur plein de mon ami mort. Et, considrant les villages d'un il d'abord sch par le deuil, attendant d'tre, comme par une mare, repris par l'amour.
XXXIV
Je considrais de nouveau cette ville qui s'allumait dans le soir. Un visage blanc parfois bleui, avec ses lumires en couve, allumant par-dedans les demeures. Et la structure de ses rues. Et son silence qui commenait car il se faisait en elle le silence qui vient aux roches sous-marines. Et comme j'admirais le dessin des rues et des places et a et l ces temples comme des greniers spirituels, et tout autour ce vtement sombre de la colline, il me vint l'image cependant, malgr la chair dont elle tait pleine, d'une plante sche, coupe de ses racines. Il me vint l'image de greniers vides. Il n'y avait plus l un tre vivant dont chaque part rsonnt sur l'autre, il n'y avait plus un cur nouant le sang pour le dverser dans toute la substance, il n'y avait plus une chair unique capable de se rjouir ensemble aux jours de fte, capable de former un chant unique. Il n'y avait plus que des parasites installs dans les coquillages d'autrui, vaquant chacun dans sa prison et ne collaborant point. Il n'y avait plus une ville mais une corce de ville remplie de morts qui croyaient vivre. Je me disais:
Voil un arbre qui va scher. Voil un fruit qui va pourrir. Voil le cadavre d'une tortue sous son caille. Et il m'est apparu que ma ville, il fallait la gonfler de nouveau de sve. Il fallait rattacher au tronc nourricier toutes ces branches. Il fallait remplir les greniers et les citernes de leurs provisions de silence. Et il fallait que ce ft moi: sinon qui aimerait les hommes?
XXXV
Ainsi de la musique que j'coutais. Et qu'ils ne pouvaient comprendre. Et me vint ce simple litige. Car ou bien tu leur fais couter des chants qu'ils comprennent et ils ne progressent point ou tu leur enseignes une science qu'ils comprennent et ils n'y gagnent rien. Ou tu les enfermes dans des usages qui sont les leurs depuis mille ans, et il n'y a point l, en eux, arbre qui grandit laborant ses fruits et ses fleurs nouvelles mais en revanche calme dans la prire, sagesse et sommeil en Dieu ou bien, l'oppos, marchant vers l'avenir, tu les bouscules et les bouleverses et les forces de dmnager de leurs coutumes, et tu ne conduis bientt plus qu'un troupeau d'migrants qui s'est vid de patrimoine. Une arme qui campe toujours mais n'assoit jamais ses assises.
Mais toute ascension est douloureuse. Toute mue est souffrance. Et je ne pntre point cette musique si d'abord je n'en ai souffert. Car elle n'est sans doute que le fruit mme de ma souffrance et je ne crois point en ceux-l qui se rjouissent des provisions amasses par autrui. Je ne crois point qu'il suffise de plonger les enfants des hommes dans le concert et le pome et le discours pour leur accorder la batitude et la grande ivresse de l'amour. Car l'homme certes est facult d'amour mais il l'est aussi de souffrance. Et d'ennui. Et de maussade mauvaise humeur comme d'un ciel pluvieux. Et mme chez ceux-l qui sauraient goter le pome il n'est point que joie du pome, car autrement jamais ils ne paratraient tristes. Ils s'enfermeraient dans le pome et jubileraient. Et l'humanit s'enfermerait dans le pome et jubilerait sans avoir plus rien crer. Mais l'homme est ainsi fait qu'il ne se rjouit que de ce qu'il forme. Et qu'il lui a fallu, pour le goter, faire l'ascension du pome. Mais de mme que le paysage dcouvert du sommet des montagnes s'use vite dans le cur et qu'il n'a de sens que s'il est une construction de la fatigue, une disposition des muscles, et que bientt, une fois repos et avide de marche, le mme paysage te fait biller et n'a plus rien te livrer, ainsi du pome qui n'est point n de ton effort. Car le pome mme de l'autre n'est que le fruit de ton effort, de ton ascension intrieure, et les greniers ne forment que des sdentaires qui n'ont point qualit d'homme. Je ne dispose point de l'amour comme d'une rserve: il est d'abord exercice de mon cur. Et je ne m'tonne point qu'il en soit tant qui ne comprennent pas le domaine, le temple, ou le pome ou la musique et, s'asseyant devant, disent: Qu'y a-t-il l sinon disparate plus ou moins riche? Et rien qui mrite de me gouverner. Ceux-l, comme ils disent, sont raisonnables, sceptiques et pleins de l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car l'amour ne t'est point donn comme un cadeau par ce visage, de mme que la srnit n'est point le fait du paysage mais de ton ascension vaincue. Mais de la montagne domine. Mais de ton tablissement dans le ciel.
Ainsi de l'amour. Car l'illusion est qu'il se rencontre quand il s'apprend. Et se trompe celui-l qui erre dans la vie afin de se faire conqurir, connaissant par de courtes fivres le got du tumulte du cur et rvant de rencontrer la grande fivre qui l'embrasera pour la vie, quand elle n'est, de la maigreur de son esprit et de la petitesse de la colline qu'il a vaincue, que la faible victoire de son cur.
De mme, ne se repose-t-on pas dans l'amour s'il ne se transforme de jour en jour comme dans la maternit. Mais toi, tu veux t'asseoir dans ta gondole et devenir chant de gondolier pour la vie. Et tu te trompes. Car est sans signification ce qui n'est point ascension ou passage. Et si tu t'arrtes tu n'y trouveras que l'ennui puisque le paysage n'a plus rien t'apprendre. Et tu rejetteras la femme quand c'est toi qu'il fallait d'abord rejeter.
C'est pourquoi jamais ne m'a impressionn l'argument du mcrant et du logicien me disant: Montre-moi donc le domaine, l'empire ou Dieu, car je vois et je touche les pierres et les matriaux et crois aux pierres et aux matriaux que je touche. Mais jamais je n'ai prtendu l'instruire par la rvlation d'un secret assez maigre pour qu'il se pt formuler. De mme que je ne puis le transporter sur la montagne afin de dcouvrir pour lui la vrit d'un paysage qui ne sera point pour lui victoire, ni ne puis lui faire goter cette musique que d'abord il n'aura point vaincue. Il s'adresse moi pour tre enseign sans effort, comme l'autre cherche la femme qui dposera en lui l'amour. Et ce n'est point de mon pouvoir.
Moi je le prends et je l'enferme et je le supplicie par l'tude, sachant bien que ce qui est facile est strile pour cette raison mme. Et mesurant la porte du travail la torsion et la sueur. Et c'est pourquoi j'ai runi les matres de mes coles et leur ai dit: Ne vous trompez pas. Je vous ai confi les enfants des hommes non pour peser plus tard la somme de leurs connaissances, mais pour me rjouir de la qualit de leur ascension. Et ne m'intresse point celui de vos lves qui aura connu, port en litire, mille sommets de montagnes et ainsi observ mille paysages, car d'abord il n'en connatra pas un seul vritablement, et ensuite parce que mille paysages ne constituent qu'un grain de poussire dans l'immensit du monde. M'intressera celui-l seul qui aura exerc ses muscles dans l'ascension d'une montagne, ft-elle unique, et ainsi sera disponible pour comprendre tous les paysages venir, et, mieux que l'autre, votre faux savant, les mille paysages mal enseigns.
Et celui-l, si je veux le faire natre l'amour, je fonderai en lui l'amour par l'exercice de la prire.
Leur erreur vient de ce qu'ils ont vu que celui-l qui est exerc l'amour dcouvre le visage qui l'embrase. Et ils croient en la vertu du visage. Et que celui-l qui a domin le pome est embras par le pome, et ils croient en la vertu du pome.
Mais je te le rpte encore: lorsque je dis montagne, je signifie montagne pour toi qui t'es dchir ses ronces, qui a dboul dans ses prcipices, qui as su contre ses pierres, cueilli ses fleurs puis respir en plein vent sur ses crtes. Je signifie mais ne saisis rien. Et, quand je dis montagne un boutiquier gras, je ne transporte rien dans son cur.