XLII
Je leur ai dit: N'ayez point honte de vos haines. Car ils en avaient condamn cent mille mort. Et ceux-l erraient dans les prisons avec leur plaque sur la poitrine qui les distinguait d'avec les autres comme un btail. Je suis venu, me suis empar des prisons, et cette foule je l'ai fait comparatre. Et elle ne m'a point paru diffrente des autres. J'ai cout, j'ai entendu et j'ai regard. Je les ai vus se partager leur pain comme les autres, et se presser, comme les autres, autour des enfants malades. Et les bercer et les veiller. Et je les ai vus, comme les autres, souffrir de la misre d'tre seuls quand ils taient seuls. Et, comme les autres, pleurer quand celle-l entre les murs pais commenait d'prouver envers un autre prisonnier cette pente du cur.
Car je me souviens de ce que mes geliers me racontrent. Et je priai que l'on m'ament celui qui s'tait servi de son couteau la veille, tout sanglant de son crime. Et je l'interrogeai moi-mme. Et je me penchai non sur lui, dj pris par la mort, mais sur l'impntrable de l'homme.
Car la vie prend o elle peut prendre. Au creux humide du rocher se forme la mousse. Condamne d'avance, certes, par le premier vent sec du dsert. Mais elle cache ses graines qui ne mourront point, et qui prtendrait inutile cette apparition de verdure?
Donc j'appris de mon prisonnier que l'on s'tait moqu de lui. Et il en avait souffert dans sa vanit et dans son orgueil. Sa vanit et son orgueil de condamn mort
Et je les ai vus dans le froid qui se pressaient les uns contre les autres. Et ils ressemblaient toutes les brebis de la terre.
Et je fis comparatre les juges et je leur demandai: Pourquoi sont-ils coups d'avec le peuple, pourquoi portent-ils sur la poitrine une plaque de condamns mort? C'est justice, me rpondirent-ils.
Et je songeai:
Certes, c'est justice. Car la justice selon eux c'est de dtruire l'insolite. Et l'existence des ngres leur est injustice. Et l'existence de princesses s'ils sont manuvres. Et l'existence de peintres s'ils ne comprennent point la peinture.
Et je leur rpondis:
Je dsire qu'il soit juste de les dlivrer. Travaillez comprendre. Car autrement, s'ils forment les prisons et rgnent, il leur sera ncessaire leur tour de vous enfermer et de vous dtruire, et je ne crois point que l'empire y gagne.
C'est alors que m'apparut dans son vidence la folie sanguinaire des ides, et j'adressai Dieu cette prire:
As-tu donc t fou de les faire croire en leur pauvre balbutiement? Qui leur enseignera non un langage, mais comment se servir d'un langage! Car de cette affreuse promiscuit des mots, dans un vent de paroles, ils ont tir l'urgence des tortures. De mots maladroits, incohrents ou inefficaces, des engins de torture efficaces sont ns.
Mais, dans le mme temps, cela me paraissait naf et plein du dsir de natre.
XLIII
Tous ces vnements qui ne sont plus vcus dans leur substance sont faux. Leur gloire est fausse. Comme est faux notre enthousiasme pour ce vainqueur.
Ces nouvelles sont fausses car rien n'en subsiste.
Car l'enseignement doit l'tre d'un cadre, d'une armature. Non d'un contenu toujours faux.
Je te montrerai comme un grand paysage, lequel peu peu sortira de la brume dans son ensemble et non de proche en proche. Car ainsi la vrit du sculpteur. O as-tu vu le nez se dgager, puis le menton, puis l'oreille? La cration est toujours image fournie d'emble et non dduction de proche en proche. Cela est travail de la multitude qui grouille sur l'image cratrice et commente et agit et btit autour.
XLIV
Me vint le soir que je redescendais de ma montagne sur le versant des gnrations nouvelles dont je ne connaissais plus un visage, las d'avance des paroles des hommes et ne trouvant plus dans le bruit de leur charroi ni de leurs enclumes le chant de leurs curs et vid d'eux comme si je ne connaissais plus leur langue, et indiffrent un avenir qui dsormais ne me concernait plus port en terre, me semblait-il. Comme je dsesprais de moi, mur derrire ce pesant rempart d'gosme (Seigneur, disais-je Dieu, Tu t'es retir de moi, c'est pourquoi j'abandonne les hommes) et je me demandais ce qui m'avait du dans leur comportement.
Non point sollicit de briguer d'eux quoi que ce soit. Pourquoi charger de troupeaux nouveaux mes palmeraies? Pourquoi augmenter mon palais de tours nouvelles quand dj je tranais ma robe de salle en salle comme un navire dans l'paisseur des mers? Pourquoi nourrir d'autres esclaves quand dj, sept ou huit contre chaque porte, ils se tenaient comme les piliers de ma demeure et que je les croisais le long des corridors, effacs contre les murs par mon passage et le seul bruissement de ma robe? Pourquoi capturer d'autres femmes quand dj je les enfermais dans mon silence ayant appris ne plus couter afin d'entendre? Car j'avais assist leur sommeil, une fois baisses les paupires et leurs yeux pris dans ce velours Je les quittais alors plein du dsir de monter sur la tour la plus haute trempe dans les toiles et recevoir de Dieu le sens de leur sommeil, car alors dorment les criailleries, les penses mdiocres, les habilets dgradantes, et les vanits qui leur rentrent au cur avec le jour, quand il s'agit pour elles exclusivement de l'emporter sur leur compagne et de la dtrner dans mon cur. (Mais si j'oubliais leurs paroles, il ne restait qu'un jeu d'oiseau et la douceur des larmes)
XLV
Le soir que je redescendais de ma montagne sur le versant o je ne connaissais plus personne, comme un homme dj port en terre par des anges muets, il me vint la consolation de vieillir. Et d'tre un arbre lourd de ses branches, tout durci dj de cornes et de rides, et dj comme embaum par le temps dans le parchemin de mes doigts, et si difficile blesser, comme dj devenu moi-mme. Et je me disais: Celui-l qui est ainsi vieilli, comment le tyran le pourrait-il pouvanter par l'odeur des supplices, qui est odeur de lait aigre, et, changer en lui quoi que ce soit, puisque sa vie, il la tient toute derrire lui comme le manteau dfait qui ne tient plus que par un cordon? Ainsi suis-je dj rang dans la mmoire des hommes. Et nul reniement de ma part n'aurait plus de sens.
Me vint aussi la consolation d'tre dli de mes entraves, comme si toute cette chair racornie je l'avais change dans l'invisible ainsi que des ailes. Comme si je me promenais, enfin n de moi-mme, en compagnie de cet archange que j'avais tellement cherch. Comme si, d'abandonner ma vieille enveloppe, je me dcouvrais extraordinairement jeune. Et cette jeunesse n'tait point faite d'enthousiasme, ni de dsir, mais d'une extraordinaire srnit. Cette jeunesse tait de celles qui abordent l'ternit, non de celles qui abordent l'aube les tumultes de la vie. Elle tait d'espace et de temps. Il me semblait devenir ternel d'avoir achev de devenir.
J'tais aussi semblable celui-l qui a ramass sur son chemin une jeune fille poignarde. Il la porte dans ses bras noueux, toute dfaite et abandonne comme une charge de ross, doucement endormie par un clair d'acier, et presque souriante d'appuyer son front blanc sur l'paule aile de la mort, mais qui la conduit vers la plaine o sont les seuls qui la guriront.
Merveilleuse endormie que je remplirai de ma vie, car je ne m'intresse plus ni aux vanits, ni aux colres, ni aux prtentions des hommes, ni aux biens qui me peuvent choir, ni aux maux qui me peuvent frapper, mais cela seul en quoi je m'change, et voici que portant ma charge vers les gurisseurs de la plaine je deviendrai lumire des yeux, mche de cheveux sur un front pur, et si, l'ayant gurie, je lui enseigne la prire, l'me parfaite la fera tenir toute droite comme une tige de fleur bien soutenue par ses racines