Et tous le savent, car ceux qui rclament la libert rclament la morale intrieure afin que l'homme soit quand mme gouvern. Et le gendarme, se disent-ils, est au-dedans. Et ceux qui rclament la contrainte t'affirment qu'elle est libert de l'esprit, car tu es libre dans ta maison de traverser les antichambres, d'arpenter les salles, de l'une l'autre, de pousser les portes, de monter ou de descendre les escaliers. Et ta libert crot du nombre des murs et des entraves et des verrous. Et tu as d'autant plus d'actes possibles, qui se proposent toi et entre lesquels tu peux choisir, que la duret de tes pierres t'a impos d'obligations. Et dans la salle commune o tu campes dans le dsordre, il n'est plus pour toi libert mais dissolution.
Et en fin de compte, tous rvent d'une ville qui est la mme. Mais l'un rclame pour l'homme, tel qu'il est, le droit d'agir. L'autre le droit de ptrir l'homme afin qu'il soit et puisse agir. Et tous clbrent le mme homme.
Mais tous deux se trompent aussi. Le premier le croit ternel et existant en soi. Sans connatre que vingt annes d'enseignement, de contraintes et d'exercices ont fond celui-ci en lui et non un autre. Et que tes facults d'amour te viennent d'abord de l'exercice de la prire et non de ta libert intrieure. Ainsi de l'instrument de musique si tu n'as point appris en jouer, ou du pome si tu ne connais aucun langage. Et le second se trompe aussi, car il croit aux murs et non l'homme. Ainsi au temple mais non la prire. Car, des pierres du temple, c'est le silence qui les domine qui compte seul. Et ce silence dans l'me des hommes. Et l'me des hommes o tient ce silence. Voici le temple devant lequel je me prosterne. Mais l'autre fait son idole de la pierre et se prosterne devant la pierre en tant que pierre
Il en est de mme de l'empire. Et je n'ai point fait un dieu de l'empire afin qu'il asservt les hommes. Je ne sacrifie point les hommes l'empire. Mais je fonde l'empire pour en remplir les hommes et les en animer, et l'homme compte plus pour moi que l'empire. C'est pour fonder les hommes que je les ai soumis l'empire. Ce n'est point pour fonder l'empire que j'ai asservi les hommes. Mais abandonne donc ce langage qui ne mne rien et distingue la cause de l'effet et le matre du serviteur. Car il n'est que relation et structure et dpendance interne. Moi qui rgne, je suis plus soumis mon peuple qu'aucun de mes sujets ne l'est moi. Moi qui monte sur ma terrasse et reois leurs plaintes nocturnes et leurs balbutiements et leurs cris de souffrance et le tumulte de leurs joies pour en faire un cantique Dieu, je me conduis donc comme leur serviteur. C'est moi le messager qui les rassemble et les emporte. C'est moi l'esclave charg de leur litire. C'est moi leur traducteur.
Ainsi, moi leur clef de vote, je suis le nud qui les rassemble et les noue en forme de temple. Et comment m'en voudraient-ils? Des pierres s'estimeraient-elles lses d'avoir soutenir leur clef de vote?
N'accepte point de discussions sur de tels objets car elles sont vaines.
Ni non plus de discussions sur les hommes. Car tu confonds toujours les effets et les causes. Comment veux-tu qu'ils sachent ce qui passe travers eux quand il n'est point de langage pour le saisir? Comment la goutte d'eau se connatrait-elle comme fleuve? Et cependant coule le fleuve. Comment chaque cellule de l'arbre se connatrait-elle en tant qu'arbre? Et cependant grandit cet arbre. Comment chaque pierre aurait-elle conscience du temple? Et cependant ce temple enferme son silence comme un grenier.
Comment les hommes connatraient-ils leurs actes s'ils n'ont durement gravi la montagne dans la solitude pour essayer de devenir dans le silence? Et sans doute Dieu seul peut connatre la forme de l'arbre. Mais eux savent que l'un tire gauche et l'autre droite. Et chacun veut massacrer l'autre qui le brime et qui le drange quand ni l'un ni l'autre ne sait o il va. Ainsi sont ennemis les arbres des tropiques. Car tous s'crasent l'un l'autre et se volent leur part de soleil. Et pourtant la fort grandit et couvre la montagne d'une fourrure noire qui distribue dans l'aube ses oiseaux. Crois-tu que le langage de chacun saisisse la vie?
Ils naissent chaque anne les chantres qui te disent impossibles les guerres, puisque nul ne dsire souffrir, quitter sa femme et ses enfants, gagner un territoire dont il n'usera point pour lui-mme, puis mourir au soleil d'une main ennemie, des pierres cousues dans le ventre. Et certes tu demandes chacun des hommes son choix. Et chacun refuse. Et cependant, l'anne d'aprs, l'empire de nouveau prend les armes, et tous ceux-l qui refusaient la guerre, laquelle tait inacceptable dans les oprations de leur maigre langage, s'unissent dans une morale informulable pour une dmarche qui n'avait point de sens pour aucun d'entre eux. Un arbre se fonde qui s'ignore. Et celui-l seul le reconnat qui se fait prophte sur la montagne.
Ce qui se fonde et ce qui meurt de plus grand qu'eux, certes, puisqu'il s'agit des hommes, passe travers les hommes sans qu'ils le sachent formuler: mais leur dsespoir en est signe. Et si meurt un empire tu dcouvriras cette mort ce que tel ou tel perd foi dans l'empire. Et c'est faussement que tu le rendras responsable de la mort de l'empire: car il ne faisait que montrer le mal. Mais comment saurais-tu distinguer entre les effets et les causes? Et si la morale se pourrit tu en liras les signes dans la concussion des ministres. Mais tu peux leur trancher la tte: ils taient les fruits de la pourriture. Tu ne luttes point contre la mort en ensevelissant les cadavres.
Mais il faut les ensevelir, certes, et tu les ensevelis. Ceux qui sont gts, je les retranche. Mais j'interdis par dignit que l'on polmique sur les hommes. Car les aveugles me dplaisent s'ils s'injurient sur leurs difformits. Et comment perdrais-je mon temps les couter former ces injures? Mon arme qui lche pied, le gnral l'accuse et elle accuse son gnral. Et l'ensemble accuse les mauvaises armes. Et l'arme accuse les marchands. Et les marchands accusent l'arme. Et tous encore ils en accusent d'autres. Et moi je rponds: Il faut trancher les branches mortes cause du signe de la mort. Mais il est absurde de les accuser de la mort de l'arbre. C'est l'arbre qui meurt quand meurent ses branches. Et la branche morte n'tait qu'un signe.
Alors si je les vois pourrir je les tranche sans m'occuper d'eux mais je porte ailleurs mes regards. Ce ne sont point des hommes qui pourrissent, c'est un homme qui pourrit en eux. Et je me penche sur la maladie de l'archange
Et je sais bien qu'il n'est de remde que dans le cantique et non dans les explications. Ont-elles jamais ressuscit la vie, les explications des mdecins? Car ils disent: Voil pourquoi il est mort Et certes celui-l est mort selon une cause connaissable et un drangement de ses viscres. Mais la vie tait autre chose qu'un arrangement des viscres. Et quand tu as tout prpar dans ta logique, il en est comme d'une lampe huile que tu as forge et sertie et qui ne donne point de lumire si d'abord tu ne l'allumes.
Tu aimes parce que tu aimes. Il n'est point de raison pour aimer. Il n'est de remde que crateur car tu btiras leur unit dans le seul mouvement de leur cur. Et leur raison profonde d'agir sera ce chant dont tu les chargeras.
Et certes demain il deviendra raison, motif, mobile et dogme. Car ils se pencheront, les logiciens, sur ta statue pour dnombrer les raisons qu'elle a d'tre belle. Et comment se tromperaient-ils puisqu'elle est belle? Ce qu'ils connaissent par d'autres voies que la logique.
XLVIII
Car je vous apporte la grande consolation, savoir qu'il n'y a rien regretter. Ni rejeter. Ainsi disait mon pre: