Votre amour est base de haine car vous vous arrtez dans la femme ou dans l'homme dont vous faites vos provisions et vous commencez de har, pareils des chiens quand ils tournent autour de l'auge, quiconque lorgne votre repas. Vous appelez amour cet gosme du repas. A peine l'amour vous est-il accord que l aussi, comme dans vos fausses amitis, de ce don libre vous faites une servitude et un esclavage et commencez de la minute o on vous aime, vous dcouvrir ls. Et infliger, pour mieux asservir, le spectacle de votre souffrance. Et certes vous souffrez. Et c'est cette souffrance mme qui me dplat. Et en quoi voulez-vous que je l'admire?
Certes, j'ai march, quand j'tais jeune, de long en large sur ma terrasse sous les toiles brlantes cause de quelque esclave enfuie o je lisais ma gurison. J'eusse lev des armes pour la reconqurir. Et, pour la possder, j'eusse jet ses pieds des provinces, mais Dieu m'est tmoin que je n'ai point confondu le sens des choses et n'ai jamais qualifi amour, mme s'il mettait en jeu ma vie, cette recherche de ma proie.
L'amiti je la reconnais ce qu'elle ne peut tre due, et je reconnais l'amour vritable ce qu'il ne peut tre ls.
Si l'on vient te dire: Rejette celle-l parce qu'elle te lse, coute-les avec indulgence, mais ne change point ton comportement, car qui a le pouvoir de te lser?
Et si l'on vient te dire: Rejette-la, car tous tes soins sont inutiles, coute-les avec indulgence mais ne change point ton comportement, car tu as une fois choisi. Et si l'on peut te voler ce que tu reois, qui dtient le pouvoir de te voler ce que tu donnes?
Et si l'on vient te dire: Ici, tu as des dettes. Ici, tu n'en as point. Ici, on reconnat tes dons. Ici, on les bafoue, bouche-toi les oreilles l'arithmtique.
A tous tu rpondras: M'aimer, d'abord, c'est collaborer avec moi.
Ainsi du temple o seul l'ami entre, mais innombrable.
LVI
Et c'est le mme secret que je t'enseigne. Ton pass tout entier n'est qu'une naissance, de mme que, jusqu'aujourd'hui, les vnements de l'empire. Et si tu regrettes quelque chose, tu es aussi absurde que celui-l qui regretterait de n'tre point n une autre poque ou petit alors qu'il est grand ou dans une autre contre, et qui puiserait dans ses absurdes rveries son dsespoir de chaque instant. Fou celui qui se ronge les dents contre le pass qui est bloc de granit et rvolu. Accepte ce jour comme il t'est donn au lieu de te heurter l'irrparable. Irrparable n'a point de signification car c'est la marque de tout pass. Et comme il n'est point de but atteint, ni de cycle rvolu, ni d'poque acheve, sinon pour les historiens qui t'inventeront ces divisions, comment saurais-tu qu'est regretter la dmarche qui n'a pas encore abouti et qui n'aboutira jamais car le sens des choses ne rside point dans la provision une fois faite que consomment les sdentaires, mais dans la chaleur de la transformation, de la marche, ou du dsir. Et celui-l qui vient d'tre battu et sous le talon de son vainqueur se recompose, je le dis plus victorieux dans sa dmarche que celui-l qui jouit de sa victoire d'hier comme un sdentaire de ses provisions, et s'achemine dj vers la mort.
Alors, me diras-tu, vers quoi dois-je tendre? Puisque les buts n'ont point de signification. Et je te rpondrai ce grand secret qui se cache sous des mots vulgaires et simples et que la sagesse peu peu au long de la vie m'a enseign: savoir que prparer l'avenir ce n'est que fonder le prsent. Et que ceux-l s'usent dans l'utopie et les dmarches de rve, qui poursuivent des images lointaines, fruits de leur invention. Car la seule invention vritable est de dchiffrer le prsent sous ses aspects incohrents et son langage contradictoire. Mais si tu te laisses aller aux balivernes que sont tes songes creux concernant l'avenir, tu es semblable celui-l qui croit pouvoir inventer sa colonne et btir des temples nouveaux dans la libert de sa plume. Car comment rencontrerait-il son ennemi et, ne rencontrant point d'ennemi, par qui serait-il fond? Contre qui modlerait-il sa colonne? La colonne se fonde, travers les gnrations, de son usure contre la vie. Ne serait-ce qu'une forme, tu ne l'inventes point mais tu la polis contre l'usage. Et ainsi naissent les grandes uvres et les empires.
Il n'est jamais que du prsent mettre en ordre. A quoi bon discuter cet hritage? L'avenir, tu n'as point le prvoir mais le permettre.
Et certes tu as du travail quand le prsent t'est fourni comme matriaux. Et moi, cet assemblage de moutons, de chvres, de champs d'orge, de demeures, de montagnes qui sont dans l'instant, je le dis domaine ou empire, j'en tire quelque chose qui n'y tait pas et que je dis un et simple, car qui y touchera par l'intelligence le dtruira sans l'avoir connu, et ainsi je fonde le prsent, de mme que l'effort de mes muscles, quand j'accde la crte, organise le paysage et me fait assister cette douceur bleue o les villes sont comme des ufs dans les nids des campagnes, ce qui n'est ni plus vrai ni plus faux que les villes vues comme navires ou comme temples, mais autre. Et du sort des hommes il est en mon pouvoir de faire un aliment pour ma srnit.
Sache-le donc, toute cration vraie n'est point prjug sur l'avenir, poursuite de chimre et utopie, mais visage nouveau lu dans le prsent, lequel est rserve de matriaux en vrac reus en hritage, et dont il ne s'agit pour toi ni de te rjouir ni de te plaindre, car simplement comme toi, ils sont, ayant pris naissance.
L'avenir, laisse-le donc comme l'arbre drouler un un ses branchages. De prsent en prsent l'arbre aura grandi et entrera rvolu dans sa mort. Ne t'inquite point pour mon empire. Depuis qu'ils ont reconnu ce visage dans le disparate des choses, les hommes, depuis que j'ai fait uvre de sculpteur dans la pierre, j'ai donn, dans la majest de ma cration, un coup de barre leur destine. Et ds lors ils iront de victoire en victoire, et ds lors mes chanteurs auront quelque chose chanter, puisque au lieu de glorifier des dieux morts ils clbreront simplement la vie.
Regarde mes jardins o les jardiniers vont dans l'aube pour crer le printemps, ils ne discutent point sur les pistils ni les corolles: ils sment des graines.
Alors vous, les dcourags, les malheureux et les vaincus, je vous le dis: vous tes l'arme d'une victoire! Car vous commencez dans cet instant et il est beau d'tre aussi jeune.
Mais ne crois pas que penser le prsent soit simple. Car alors te rsiste la matire mme dont tu dois faire usage, alors que ne rsisteront jamais tes inventions sur l'avenir. Et celui-l qui se couche dans le sable aux alentours d'un puits tari et qui dj s'vapore dans le soleil, comme il marche bien dans son rve. Et combien lui deviennent faciles les grandes enjambes vers sa dlivrance. Comme il est ais de boire en rve puisque tes pas t'apportent l'eau comme des esclaves bien huils et qu'il n'est point de ronces pour te retenir.