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Mais aussi cet avenir qui manque d'ennemis ne devient-il point et tu agonises, et le sable crisse entre tes dents, et la palmeraie et le fleuve lourd et les chants des laveuses de linge chavirent lentement dans la mort.

Mais qui marche vritablement s'abme les chevilles aux pierres, lutte contre les ronces et s'ensanglante les ongles dans les boulis. Car ils lui sont fournis tous les chelons de son escalade dont il doit triompher, un un. Et l'eau, il la cre lentement avec sa chair, avec ses muscles, avec les ampoules de ses paumes, avec les blessures de ses pieds. A brasser les ralits contradictoires il tire l'eau de son dsert de pierres la force de ses poignets, comme le boulanger qui ptrit la pte la sent peu peu se durcir, s'augmenter d'une musculature qui lui rsiste, se nouer en nuds qu'il doit rompre, et c'est qu'il commence de crer le pain. Ainsi de ce pote ou de ce sculpteur qui d'abord travaillait le pome ou la pierre dans une libert o il se perdait, libre qu'il tait de faire sourire ou pleurer son visage, se pencher droite ou gauche, et dans une telle libert, ne russissant point devenir. Mais vient l'heure o le poisson mord et o la ligne rsiste. Vient l'heure o ce que tu voulais dire, tu ne l'as point dit cause d'un autre mot que tu voulais garder, parce que cela aussi tu voulais le dire, et qu'il se trouve que ces deux vrits te rsistent. Et tu commences de raturer comme tu commences de ptrir dans ta glaise un sourire qui commence de te dfier. Tu ne choisis point l'un ou l'autre, au nom d'une logique verbale, mais tu cherches la clef de vote de tes vrits contradictoires, car rien n'est perdre et tu devines que ton pome se fait ou qu'un visage va surgir de la pierre, car dj te voil entour d'ennemis bien-aims.

Ainsi n'coute jamais ceux qui te veulent servir en te conseillant de renoncer l'une de tes aspirations. Tu la connais, ta vocation, ce qu'elle pse en toi. Et si tu la trahis c'est toi que tu dfigures, mais sache que ta vrit se fera lentement car elle est naissance d'arbre et non trouvaille d'une formule, car c'est le temps d'abord qui joue un rle, car il s'agit pour toi de devenir autre et de gravir une montagne difficile. Car l'tre neuf qui est unit dgage dans le disparate des choses ne s'impose point toi comme une solution de rbus, mais comme un apaisement des litiges et une gurison des blessures. Et son pouvoir, tu ne le connatrais qu'une fois qu'il sera devenu. C'est pourquoi j'ai toujours honor d'abord pour l'homme, comme des dieux trop oublis, le silence et la lenteur.

LVII

Car il est beau d'tre aussi jeunes, vous les dshrits, les malheureux et les vaincus qui ne saviez lire dans votre hritage que la part de la mauvaise journe d'hier. Mais si je btis un temple et que vous y veniez composer la foule des croyants, si j'ai en vous jet mes graines et vous runis l dans la majest du silence afin que vous soyez moisson lente et miraculeuse, o voyez-vous qu'il y ait lieu de dsesprer? Vous les avez connues, les aubes de victoire o les mourants sur leurs grabats et les cancreux dans leur pestilence et les bquillards sur leurs bquilles et les endetts parmi leurs huissiers et les prisonniers parmi leurs gendarmes, tous, dans leurs divisions et leurs douleurs, se retrouvaient dans la victoire comme dans une clef de vote, apporte leur communaut, et ces matins-l, cette foule disparate devenait basilique pour le cantique de la victoire.

Tu l'as vu ainsi, l'amour, prendre, comme s'tablissent des racines, avec retentissement soudain des mes les unes sur les autres, peut-tre mme sous le coup du malheur qui tout coup se fait structure et divine clef de vote pour tirer de tous la mme part, la mme face qui collabore et la joie vient alors de partager son pain, ou d'offrir une place auprs de son feu. Tu faisais bien le dgot, comme le podagre, avec ta maison minuscule que n'eussent mme pas remplie tes amis, et tout coup s'ouvre le temple o seul l'ami entre, mais innombrable.

O voyez-vous qu'il y ait lieu de dsesprer? Il n'est jamais que perptuelle naissance. Et certes il existe, l'irrparable, mais il n'y a rien l qui soit triste ou gai, c'est l'essence mme de ce qui fut. Est irrparable ma naissance puisque me voici. Le pass est irrparable, mais le prsent vous est fourni comme matriaux en vrac aux pieds du btisseur et c'est vous d'en forger l'avenir.

LVIII

L'ami d'abord c'est celui qui ne juge point. Je te l'ai dit, c'est celui qui ouvre sa porte au chemineau, sa bquille, son bton dpos dans un coin et ne lui demande point de danser pour juger sa danse. Et si le chemineau raconte le printemps sur la route du dehors, l'ami est celui qui reoit en lui le printemps. Et s'il raconte l'horreur de la famine dans le village d'o il vient, souffre avec lui la famine. Car je te l'ai dit, l'ami dans l'homme c'est la part qui est pour toi et qui ouvre pour toi une porte qu'il n'ouvre peut-tre jamais ailleurs. Et ton ami est vrai et tout ce qu'il dit est vritable, et il t'aime mme s'il te hait dans l'autre maison. Et l'ami dans le temple, celui que, grce Dieu, je coudoie et rencontre, c'est celui qui tourne vers moi le mme visage que le mien, clair par le mme Dieu, car alors l'unit est faite, mme si ailleurs il est boutiquier quand je suis capitaine, ou jardinier quand je suis marin sur la mer. Au-dessus de nos divisions je l'ai trouv et suis son ami. Et je puis me taire auprs de lui, c'est--dire n'en rien craindre pour mes jardins intrieurs et mes montagnes et mes ravins et mes dserts, car il n'y promnera point ses chaussures. Toi, mon ami, ce que tu reois de moi avec amour c'est comme l'ambassadeur de mon empire intrieur. Et tu le traites bien et tu le fais s'asseoir et tu l'couts. Et nous voil heureux. Mais o m'as-tu vu, quand je recevais des ambassadeurs, les tenir l'cart ou les refuser parce qu'au fond de leur empire, mille jours de marche du mien, on s'alimente de mets qui ne me plaisent point ou parce que leurs murs ne sont point miennes. L'amiti c'est d'abord la trve et la grande circulation de l'esprit au-dessus des dtails vulgaires. Et je ne sais rien reprocher celui qui trne ma table.

Car sache que l'hospitalit et la courtoisie et l'amiti sont rencontres de l'homme dans l'homme. Qu'irais-je faire dans le temple d'un dieu qui discuterait sur la taille ou l'embonpoint de ses fidles, ou dans la maison d'un ami qui n'accepterait point mes bquilles et prtendrait me faire danser pour me juger.

Tu rencontreras bien assez de juges de par le monde. S'il s'agit de te ptrir autre et de te durcir, laisse ce travail tes ennemis. Ils s'en chargeront bien, comme la tempte qui sculpte le cdre. Ton ami est fait pour t'accueillir. Sache de Dieu, quand tu viens dans son temple, qu'il ne te juge plus, mais te reoit.

LIX

Si tu veux fonder des amitis, l o il n'est plus que partage des provisions et divisions du cur qui en dcoulent car si tu veux qu'ils se hassent, jette-leur des grains retrouve le respect de l'homme, et sache que la tribu n'est respirable que l o nul ne critique l'autre. Quand tu penses mal de ton ami et que tu l'exprimes, c'est que tu ne l'as point rencontr l'tage o sont les hommes, celui de l'assemble quand elle est une, dans le temple. Et il ne s'agit l ni d'indulgence ni de faiblesse ni de mollesse dans la vertu. Ta rigueur se situe ailleurs et ailleurs tu es juge. Et tu trancheras les ttes s'il en est besoin sans dfaillir. Car encore une fois, tu condamnes mort mais tu guris d'abord le condamn s'il est malade. Ne crains point ces contradictions dont ton langage insuffisant use pour parler sur les hommes. Car il n'est rien qui soit contradictoire sinon le langage qui exprime. Et il est une part du condamn que tu livres au bourreau, mais il est une part que tu peux recevoir ta table et que tu n'as point le droit de juger. Car il t'est ordonn de juger l'homme mais il t'est ordonn aussi de le respecter. Et il ne s'agit point de juger l'un et de respecter l'autre, mais le mme. Ceci est un mystre de mon empire, lequel n'est d qu' la maladresse du langage.