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LXVII

Ils vinrent, ceux-l plus sots encore avec leurs raisons et leurs mobiles et leurs belles argumentations. Mais moi qui sais que le langage dsigne mais ne saisit point et que les discours montrent la dmarche de la pense mais ne la contredisent ni ne l'tayent, je riais d'eux.

Ce gnral, m'expliquait l'un, n'a pas cout mes conseils. Je lui ai pourtant montr l'avenir

Certes, il se trouve que chez lui ce jour-l le vent des paroles charria des images auxquelles l'avenir daigna ressembler comme sans doute un autre jour, chez lui encore, le vent des paroles charria des images contraires, car chacun a tout dit. Mais il reste qu'un gnral qui a dispos ses armes, pes ses chances, senti le vent, cout dormir l'ennemi, mesur le poids du rveil des hommes, si celui-l change ses plans, mute ses capitaines, renverse la marche des armes et improvise ses batailles cause que d'un passant oisif est sorti pendant cinq minutes un ridicule vent de paroles qui s'ordonnait en syllogismes, alors ce gnral je le destitue, l'enferme dans un cachot et ne prends point la peine inutilement de le nourrir.

Car j'aime celui-l qui me vient avec des gestes de ptrisseur de pain et qui me dit:

Je les sens l-bas prts cder si tu l'exiges. Mais prts s'enhardir si tu uses de la fanfare de ces mots-l. Car ils sont chatouilleux d'oreille. Je les ai entendus dormir et leur sommeil ne m'a point plu. Je les ai vus se rveiller et se nourrir

J'aime celui-l qui connat la danse et qui danse. Car l seulement est la vrit. Car pour sduire il faut pouser. Et il faut pouser pour russir un meurtre. Tu appuies ton pe contre l'pe et l'acier contre l'acier. Mais as-tu jamais vu celui qui combat, raisonner? O est le temps pour raisonner? Et le sculpteur? Regarde-les ses doigts dans la glaise qui dansent, car il a donn ce coup de pouce pour corriger la marque de l'index. Pour contredire en apparence, mais en apparence seulement, car le mot seul signifie quelque chose mais il n'est point de contradictions en dehors des mots. La vie n'est ni simple ni complexe, ni claire ni obscure, ni contradictoire ni cohrente. Elle est. Le langage seul l'ordonne ou la complique, l'clair ou l'obscurcit, la diversifie ou l'assemble. Et si tu as donn un coup droite et un coup gauche il n'en faut point dduire deux vrits contraires mais la vrit une de la rencontre. Et la danse seule pouse la vie.

Ceux-l qui se proposent avec des raisons cohrentes et non avec leur richesse de cur, et qui discutent pour agir selon la raison, tout d'abord ils n'agiront point, car leurs syllogismes, plus habile leur opposera des arguments meilleurs, auxquels ayant rflchi leur tour ils opposeront de meilleurs arguments encore. Et ainsi d'avocat habile en avocat plus habile, pour l'ternit. Car il n'est point de vrits qui se dmontrent sinon celles du pass, d'abord videntes puisqu'elles sont. Et si tu veux par la raison expliquer pourquoi telle uvre est grande, tu russiras. Car tu connais d'avance ce que tu dsires dmontrer. Mais la cration n'est point de ce domaine. Ton comptable, donne-lui des pierres, il ne btira point de temple.

Et voil que tes techniciens intelligents discutent leurs coups comme aux checs. Et je veux bien admettre en fin de compte qu'ils joueront le coup sr (bien que je m'en mfie encore car tu joues aux checs sur des lments simples, mais les dilemmes de la vie ne se psent point. Quand l'homme est ladre et vaniteux, va-t-on me dire par le calcul, si pour quelque raison ses dfauts entrent en conflit, lequel de sa ladrerie ou de sa vanit l'emportera?) Peut-tre donc jouera-t-il le coup le plus sr. Mais il a oubli la vie. Car au jeu des checs ton adversaire attend pour pousser sa pice que tu aies daign pouss la tienne. Et tout se passe ainsi hors du temps qui n'alimente plus d'arbre pour grandir. Le jeu d'checs est comme rejet hors du temps. Mais il est dans la vie un organisme qui volue. Un organisme et non une succession de causes et d'effets si mme ensuite pour les tonner, tes lves, tu les y dcouvres. Car cause et effet ne sont que reflets d'un autre pouvoir: la cration dominer. Et dans la vie ton adversaire n'attend pas. Il a jou vingt pices avant que tu aies pouss la tienne. Et ton coup dsormais est absurde. Et pourquoi donc attendrait-il? As-tu vu le danseur attendre? Il est li son adversaire et ainsi il rgne sur lui. Ceux qui font de l'intelligence je sais bien qu'ils viendront trop tard. C'est pourquoi je convie au gouvernement de mon empire celui-l qui, s'il entre chez moi, me montre par ses gestes qui se corrigent l'un l'autre qu'il traite une pte qui se nouera entre ses doigts.

Et celui-l, je le dcouvre permanent tandis que l'autre, la vie l'oblige de se rebtir une logique dans chaque instant.

LXVIII

M'apparut clatante cette autre vrit de l'homme, savoir que ne signifie rien pour lui le bonheur et que non plus ne signifie rien l'intrt. Car le seul intrt qui le meuve n'est que celui d'tre permanent et de durer. Et pour le riche de s'enrichir et pour le marin de naviguer et pour le maraudeur de faire le guet sous les toiles. Mais le bonheur je l'ai vu facilement ddaign par tous quand il n'tait qu'absence de souci et scurit. Dans cette ville noirtre, cet gout qui coulait vers la mer, il arriva que mon pre s'mut du sort des prostitues. Elles pourrissaient comme une graisse blanchtre et pourrissaient les voyageurs. Il expdia ses hommes d'armes se saisir de quelques-unes d'entre elles comme on capture des insectes pour en tudier les murs. Et la patrouille dambula entre les murs suintants de la cit pourrie. Parfois d'une choppe sordide d'o coulait, comme une glu, un relent de cuisine rance, les hommes apercevaient, assise sur son tabouret sous la lampe qui la dsignait, blafarde et triste elle-mme comme une lanterne sous la pluie, son masque lourd de buf marqu d'un sourire comme d'une blessure, la fille qui attendait. Il tait d'usage chez elle de chanter un chant monocorde pour retenir l'attention des passants la faon des mduses molles qui disposent la glu de leur pige. Ainsi montaient le long de la ruelle ces litanies dsespres. Et quand l'homme se laissait prendre, la porte se fermait sur lui pour quelques instants et l'amour se consommait dans le dlabrement le plus amer, la litanie un instant suspendue, remplace par le souffle court du monstre blme et le silence dur du soldat qui achetait ce fantme le droit de ne plus songer l'amour. Il venait faire teindre des songes cruels, car il tait peut-tre d'une partie de palmes et de filles souriantes. Et peu peu, au cours des expditions lointaines, les images de ses palmeraies avaient dvelopp dans son cur un branchage au poids intolrable. Le ruisseau s'tait fait musique cruelle et les sourires des filles et leurs seins tides sous l'toffe et les ombres de leurs corps devins et la grce qui nouait leurs gestes, tout s'tait fait pour lui brlure du cur de plus en plus dvorante. C'est pourquoi il venait user sa maigre solde pour demander au quartier rserv de le vider d'un songe. Et quand la porte se rouvrait, il se retrouvait sur la terre, referm en soi-mme, dur et mprisant, ayant pour quelques heures dcolor son seul trsor dont il ne soutenait plus la lumire.