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Si je t'invente un monde et te laisse en place pour te le montrer, tu ne le vois point. Et tu as raison. Car de ton point de vue il est faux et tu dfends avec raison ta vrit. Ainsi suis-je sans efficacit quand je me montre pittoresque ou brillant ou paradoxal, car seul est pittoresque ou brillant ou paradoxal ce qui, regard d'un point de vue, tait cependant fait pour tre vu d'un autre. Tu m'admires, mais je ne cre point, je suis jongleur et bateleur et faux pote.

Mais si dans ma dmarche qui n'est ni vraie ni fausse il n'est point de pas que tu puisses nier puisqu'ils sont je t'entrane l d'o la vrit est nouvelle, alors tu ne me remarques point comme crateur et je ne suis pour toi ni pittoresque ni brillant ni paradoxal, les pas taient simples et se succdaient simplement et je ne suis point cause critiquable de ce que, vue d'ici, l'tendue augmente ton cur, ou de ce que la femme soit plus belle, puisqu'il est vrai que vue d'ici cette femme est plus mouvante, comme l'tendue est plus vaste. Mon acte domine et ne s'inscrit point dans les traces, dans les reflets ni dans les signes, et, de ne les y point retrouver tu ne peux lutter contre moi. Alors seulement je suis crateur et vrai pote. Car le crateur ou le pote n'est point celui qui invente ou dmontre, mais celui qui fait devenir.

Et toujours il s'agit, si l'on cre, d'absorber des contradictions. Car rien n'est ni clair ni obscur, ni incohrent ni cohrent, ni complexe ni simple en dehors de l'homme. Tout est, tout simplement. Et quand tu veux t'y dbrouiller avec ton maladroit langage et penser ton acte venir, alors tu ne peux rien saisir qui ne te soit contradictoire. Mais je viens avec mon pouvoir qui n'est pas de te rien dmontrer selon ton langage, car elles sont sans issue les contradictions qui te dchirent. Ni te montrer la fausset de ton langage, car il n'est point faux mais incommode. Mais simplement de t'amener dans une promenade o les pas se suivent l'un l'autre, t'asseoir sur la montagne d'o sont rsolus tes litiges et te laisser toi-mme en faire ta vrit.

LXXIII

Me vint donc le got de la mort:

Donnez-moi la paix des tables, disais-je Dieu, des choses ranges, des moissons faites. Laissez-moi tre, ayant achev de devenir. Je suis fatigu des deuils de mon cur. Je suis trop vieux pour recommencer toutes mes branches. J'ai perdu, l'un aprs l'autre, mes amis et mes ennemis et s'est faite une lumire sur ma route de loisir triste. Je me suis loign, je suis revenu, j'ai regard: j'ai retrouv les hommes autour du veau d'or non intresss mais stupides. Et les enfants qui naissent aujourd'hui me sont plus trangers que de jeunes barbares sans religion. Je suis lourd de trsors inutiles comme d'une musique qui jamais plus ne sera comprise.

J'ai commenc mon uvre avec ma hache de bcheron dans la fort et j'tais ivre du cantique des arbres. Ainsi faut-il s'enfermer dans une tour pour tre juste. Mais maintenant que de trop prs j'ai vu les hommes, je suis las.

Apparais-moi, Seigneur, car tout est dur lorsque l'on perd le got de Dieu.

Me vint un songe aprs le grand enthousiasme.

Car j'tais entr vainqueur dans la ville, et la foule se rpandit dans une saison d'oriflammes, criant et chantant mon passage. Et les fleurs nous faisaient un lit pour notre gloire. Mais Dieu ne m'envahit que d'un seul sentiment amer. J'tais le prisonnier, me semblait-il, d'un peuple dbile.

Car cette foule qui fait ta gloire te laisse d'abord tellement seul! Ce qui se donne toi se spare de toi car il n'est point de passerelle de toi en l'autre sinon par le chemin de Dieu. Et ceux-l seuls me sont compagnons vritables qui se prosternent avec moi dans la prire. Confondus dans la mme mesure et grains du mme pi en vue du pain. Mais ceux-l m'adoraient et faisaient en moi le dsert, car je ne sais point respecter qui se trompe et je ne puis pas consentir cette adoration de moi-mme. Je n'en sais recevoir l'encens car je ne me jugerai point d'aprs les autres et je suis fatigu de moi qui suis lourd porter et qui ai besoin, pour entrer en Dieu, de me dvtir de moi-mme. Alors ceux-l qui m'encensaient me faisaient triste et dsert comme un puits vide quand le peuple a soif et se penche. N'ayant rien donner qui valt la peine et, de ceux-l, puisqu'ils se prosternaient en moi, n'ayant plus rien recevoir.

Car j'ai besoin de celui-l d'abord qui est fentre ouverte sur la mer et non miroir o je m'ennuie.

Et de cette foule-l, les morts seuls, qui ne s'agitaient plus pour des vanits, me paraissaient dignes.

Alors me vint ce songe, les acclamations m'ayant lass comme un bruit vide qui ne pouvait plus m'instruire.

Un chemin escarp et glissant surplombait la mer. L'orage avait crev et la nuit coulait comme une outre pleine. Obstin, je montais vers Dieu pour lui demander la raison des choses, et me faire expliquer o conduisait l'change que l'on avait prtendu m'imposer.

Mais au sommet de la montagne je ne dcouvris qu'un bloc pesant de granit noir lequel tait Dieu.

C'est bien Lui, me disais-je, immuable et incorruptible, car j'esprais encore ne point me renfoncer dans la solitude.

Seigneur, Lui dis-je, instruisez-moi. Voici que mes amis, mes compagnons et mes sujets ne figurent plus pour moi que pantins sonores. Je les tiens dans la main et les meus mon gr. Et ce n'est point qu'ils m'obissent qui me tourmente, car il est bon que ma sagesse descende en eux. Mais qu'ils soient devenus ce reflet de miroir qui me fait plus seul qu'un lpreux. Si je ris, ils rient. Si je me tais, ils s'assombrissent. Et ma parole que je connais les emplit comme le vent les arbres. Et je suis seul les emplir. Il n'est plus d'change pour moi car dans cette audience dmesure je n'entends plus que ma propre voix qu'ils me renvoient comme les chos glacs d'un temple. Pourquoi l'amour m'pouvante-t-il et qu'ai-je attendre de cet amour qui n'est que multiplication de moi-mme?

Mais le bloc de granit ruisselant d'une pluie luisante me demeurait impntrable.

Seigneur, lui dis-je, car il tait sur une branche voisine un corbeau noir, je comprends bien qu'il soit de Ta majest de Te taire. Cependant, j'ai besoin d'un signe. Quand je termine ma prire, Tu ordonnes ce corbeau de s'envoler. Alors ce sera comme le clin d'il d'un autre que moi et je ne serai plus seul au monde. Je serai nou Toi par une confidence, mme obscure. Je ne demande rien sinon qu'il me soit signifi qu'il est peut-tre quelque chose comprendre.

Et j'observais le corbeau. Mais il se tint immobile. Alors je m'inclinai vers le mur.

Seigneur, lui dis-je, Tu as certes raison. Il n'est point de Ta majest de Te soumettre mes consignes. Le corbeau s'tant envol, je me fusse attrist plus fort. Car un seul signe je ne l'eusse reu que d'un gal, donc encore de moi-mme, reflet encore de mon dsir. Et de nouveau je n'eusse rencontr que ma solitude.

Donc, m'tant prostern, je revins sur mes pas.

Mais il se trouva que mon dsespoir faisait place une srnit inattendue et singulire. J'enfonais dans la boue du chemin, je m'corchais aux ronces, je luttais contre le fouet des rafales et cependant se faisait en moi une sorte de clart gale. Car je ne savais rien mais il n'tait rien que j'eusse pu connatre sans curement. Car je n'avais point touch Dieu, mais un dieu qui se laisse toucher n'est plus un dieu. Ni s'il obit la prire. Et pour la premire fois, je devinais que la grandeur de la prire rside d'abord en ce qu'il n'y est point rpondu et que n'entre point dans cet change la laideur d'un commerce. Et que l'apprentissage de la prire est l'apprentissage du silence. Et que commence l'amour l seulement o il n'est plus de don attendre. L'amour d'abord est exercice de la prire et la prire exercice du silence.

Et je revins parmi mon peuple, pour la premire fois l'enfermant dans le silence de mon amour. Et provoquant ainsi ses dons jusqu' la mort. Ivres qu'ils taient de mes lvres closes. J'tais berger, tabernacle de leur cantique et dpositaire de leurs destines, matre de leurs biens et de leurs vies et cependant plus pauvre qu'eux et plus humble dans mon orgueil qui ne se laissait point flchir. Sachant bien qu'il n'tait rien l recevoir. Simplement ils devenaient en moi et leur cantique se fondait dans mon silence. Et par moi, eux et moi, n'tions plus que prire qui se fondait dans le silence de Dieu.