Nous avons tout compris, s'crirent les logiciens qui, les uns les autres, se congratulrent.
Et moi j'estimais que comprendre c'et t connatre, comme il se trouvait que je connusse, un certain sourire plus fragile qu'une eau dormante puisqu'il et suffi d'une simple pense pour le ternir, et qui peut-tre en cet instant n'existait point puisque d'un visage endormi, et qui justement n'tait point d'ici mais de la tente d'un tranger situe cent jours de marche.
Car la cration est d'une autre essence que l'objet cr, s'vade des marques qu'elle laisse derrire elle, et ne se lit jamais dans aucun signe. Toujours ces marques, toujours ces traces et toujours ces signes tu les dcouvriras qui dcoulent les uns des autres. Car l'ombre de toute cration sur le mur des ralits est logique pure. Mais cette dcouverte vidente n'empchera point que tu sois stupide.
Comme ils n'taient point convaincus je poursuivis dans ma bont pour les instruire:
Il tait une fois un alchimiste qui tudiait les mystres de la vie. Il se fit que de ses cornues, de ses alambics, de ses drogues il retira un minuscule fragment de pte vivante. Les logiciens donc accoururent. Ils recommencrent l'exprience, mlrent les drogues, soufflrent le feu sous les cornues et dgagrent une autre cellule de chair. Et ils s'en furent en proclamant qu'il n'tait plus de mystre de la vie. La vie n'tait que consquence naturelle de cause en effet et d'effet en cause, de l'action du feu sur les drogues et des drogues les unes sur les autres, lesquelles ne sont point d'abord vivantes. Les logiciens comme toujours avaient parfaitement compris. Car la cration est d'une autre essence que l'objet cr qu'elle domine, ne laisse point de traces dans les signes. Et le crateur s'vade toujours de sa cration. Et la trace qu'il laisse est logique pure. Et moi, plus humblement, je fus m'instruire auprs du gomtre mon ami: Que vois-tu l, dit-il, de neuf sinon que la vie ensemence la vie? La vie ne ft point apparue sans la conscience de l'alchimiste, lequel, ma connaissance, vivait. On l'oublie car, comme toujours, il s'est retir de sa cration. Ainsi toi-mme quand tu as conduit l'autre sur le sommet de ta montagne d'o sont ordonns les problmes, cette montagne devient vrit en dehors de toi qui le laisses seul. Et nul ne se demande d'o vient que tu aies choisi cette montagne puisque simplement on s'y trouve et qu'il faut bien que l'on soit quelque part.
Mais comme ils murmuraient, car les logiciens ne sont point logiques:
Prtentieux que vous tes, leur dis-je, qui suivez la danse des ombres sur les murs avec l'illusion de connatre, qui lisez pas pas les propositions de gomtrie sans concevoir qu'il fut quelqu'un qui marcha pour les tablir, qui lisez les traces dans le sable sans dcouvrir qu'il fut quelqu'un ailleurs qui refusa d'aimer, qui lisez l'ascension de la vie partir des matriaux sans connatre qu'il fut quelqu'un qui rfuta et qui choisit, ne venez pas auprs de moi, vous les esclaves, arms de votre marteau clous, feindre d'avoir conu et lanc le navire.
Celui-l qui tait seul de son espce et qui est mort, je l'eusse certes assis mes cts s'il l'et souhait afin qu'auprs de moi il gouvernt les hommes. Car celui-l venait de Dieu. Et son langage savait me dcouvrir cette bien-aime lointaine qui, n'tant point de l'essence du sable, n'y tait point d'emble possible lire.
De mlanges possibles en nombre infini il savait lire celui-l que nulle russite ne distinguait encore et qui cependant seul conduisait quelque part. Quand, faute de fil conducteur dans le labyrinthe des montagnes, nul ne peut progresser par dduction, car ton chemin tu connais qu'il choue l'instant seulement o se montre l'abme, et qu'ainsi le versant oppos est encore ignor des hommes, alors parfois se propose ce guide qui, comme s'il revenait de l-bas, te trace la route. Mais une fois parcourue, cette route demeure trace et t'apparat comme vidente. Et tu oublies le miracle d'une dmarche qui fut semblable un retour.
LXXIX
Vint celui-l qui contredit mon pre: Le bonheur des hommes, disait-il. Mon pre lui coupa la parole:
Ne prononce point ce mot chez moi. Je gote les mots qui portent en eux leur poids d'entrailles, mais rejette les corces vides.
Cependant, lui dit l'autre, si toi, chef d'un empire, tu ne te proccupes point le premier du bonheur des hommes
Je ne me proccupe point, rpondit mon pre, de courir aprs le vent pour en faire des provisions, car, si je le tiens immobile, le vent n'est plus.
Mais, dit l'autre, si j'tais le chef d'un empire, je souhaiterais que les hommes fussent heureux
Ah! dit mon pre, ici je t'entends mieux. Ce mot-l n'est point creux. J'ai connu, en effet, des hommes malheureux et des hommes heureux. J'ai connu aussi des hommes gras ou maigres, malades ou sains, vivants ou morts. Et moi aussi je souhaite que les hommes soient heureux, de mme que je les souhaite vivants plutt que morts. Encore qu'il faut bien que les gnrations s'en aillent.
Nous sommes donc d'accord, s'cria l'autre.
Non, dit mon pre. Il songea, puis:
Car quand tu parles de bonheur, ou bien tu parles d'un tat de l'homme qui est d'tre heureux comme d'tre sain, et je n'ai point d'action sur cette ferveur des sens, ou bien tu parles d'un objet saisissable que je puis souhaiter de conqurir. Et o donc est-il?
Tel homme est heureux dans la paix, tel autre est heureux dans la guerre, tel souhaite la solitude o il s'exalte, tel autre a besoin pour s'en exalter des cohues de fte, tel demande ses joies aux mditations de la science, laquelle est rponse aux questions poses, l'autre, sa joie, la trouve en Dieu en qui nulle question n'a plus de sens.
Si je voulais paraphraser le bonheur je te dirais peut-tre qu'il est pour le forgeron de forger, pour le marin de naviguer, pour le riche de s'enrichir, et ainsi je n'aurais rien dit qui t'apprt quelque chose. Et d'ailleurs le bonheur parfois serait pour le riche de naviguer, pour le forgeron de s'enrichir et pour le marin de ne rien faire. Ainsi t'chappe ce fantme sans entrailles que vainement tu prtendais saisir.
Si tu veux comprendre le mot, il faut l'entendre comme rcompense et non comme but, car alors il n'a point de signification. Pareillement je sais qu'une chose est belle, mais je refuse la beaut comme un but. As-tu entendu le sculpteur te dire: De cette pierre je dgagerai la beaut? Ceux-l se dupent de lyrisme creux qui sont sculpteurs de pacotille. L'autre, le vritable, tu l'entendras te dire: Je cherche tirer de la pierre quelque chose qui ressemble ce qui pse en moi. Je ne sais point le dlivrer autrement qu'en taillant. Et, que le visage devenu soit lourd et vieux, ou qu'il montre un masque difforme, ou qu'il soit jeunesse endormie, si le sculpteur est grand tu diras de mme que l'uvre est belle. Car la beaut non plus n'est point un but mais une rcompense.
Et lorsque je t'ai dit plus haut que le bonheur serait pour le riche de s'enrichir, je t'ai menti. Car il s'agit du feu de joie qui couronnera quelque conqute, ce seront ses efforts et sa peine qui se trouveront rcompenss. Et si la vie qui s'tale devant lui apparat pour un instant comme enivrante, c'est au titre o t'emplit de joie le paysage entrevu du haut des montagnes quand il est construction de tes efforts.
Et si je te dis que le bonheur pour le voleur est de faire le guet sous les toiles, c'est qu'il est en lui une part sauver et rcompense de cette part. Car il a accept le froid, l'inscurit et la solitude. L'or qu'il convoite, je te l'ai dit, il le convoite comme une mue soudaine en archange, car, lourd et vulnrable, il s'imagine qu'est allg d'ailes invisibles celui qui s'en va, dans la ville paisse, l'or serr contre le cur.