XCIV
Apparition du dieu qui donne leur couleur aux choses.
Qu'elle s'en aille celle-l, et toutes les choses seront changes. Qu'est-ce que ce gain du jour s'il ne sert plus embellir l'autre? Tu croyais pouvoir l'user pour saisir, et voil qu'il n'est rien saisir. Qu'est-ce que ton aiguire d'argent pur si elle n'est plus de la crmonie du th auprs d'elle avant l'amour? Qu'est-ce que la flte de buis pendue au mur si elle n'est plus pour lui chanter? Qu'est-ce que les paumes de tes mains si elles ne sont plus pour contenir le poids du visage s'il s'endort? Te voil comme une boutique o ne seraient qu'objets vendre et qui n'ont point reu de place en elle et donc en toi. Chacun avec leur tiquette et qui attendent de vivre.
Ainsi des heures du jour qui ne sont plus attente d'un pas lger, puis d'un sourire dans ta porte, lequel sourire est le gteau de miel que l'amour loin de toi a compos dans le silence et dont tu vas te rassasier. Qui ne sont plus heures de l'adieu quand il faut bien que l'on s'en aille. Qui ne sont plus heures du sommeil o tu rpares ton dsir.
Il n'est plus temple mais pierres en vrac. Et tu n'es plus. Et comment renoncerais-tu, sachant mme que tu oublieras et construiras un autre temple, car la vie est ainsi, qu'un jour, elle reprendra cette aiguire et ce tapis de haute laine et ces heures du matin, du midi et du soir, et de nouveau donnera un sens tes gains et de nouveau donnera un sens tes fatigues et de nouveau te fera prs ou loin, ou t'approchant, ou t'loignant, ou perdant, ou retrouvant quelque chose. Car maintenant qu'elle ne sert plus de clef de vote, tu ne t'approches, ni ne t'loignes, ni ne perds, ni ne retrouves, ni ne prolonges, ni ne recules quoi que ce soit au monde.
Car si tu crois communiquer avec ces choses et les prendre et les dsirer et y renoncer et les esprer et les briser et les rpandre et les conqurir et les possder, tu te trompes car tu ne prends, ne retiens, ne possdes, ne perds, ne retrouves, n'espres, ne dsires que la lumire qui leur est donne par leur soleil. Car il n'est point de passerelle entre les choses et toi, mais entre toi et les visages invisibles qui sont de Dieu, ou de l'empire, ou de l'amour. Et si je te vois, marin, sur la mer, c'est cause d'un visage qui a fait de l'absence un trsor, cause du retour que te disent les chants anciens des galres, cause des histoires d'les miraculeuses et des rcifs de corail de l-bas. Car je te le dis, le chant des galres charge pour toi le chant des vagues quand bien mme les galres ne sont plus, et les rcifs de corail, mme si jamais tes voiles ne t'y emporteront, augmentent de leur couleur la couleur de tes crpuscules sur les eaux. Et les naufrages que l'on t'a dits, mme si tu ne dois jamais sombrer, font aux plaintes de la mer, le long des falaises, leur musique de crmonie qui est d'ensevelir les morts. Sinon que ferais-tu sauf de biller en tirant des cordages secs, alors que te voil fermant tes bras sur ta poitrine, grand comme la mer. Car je ne connais rien qui ne soit d'abord visage, ou civilisation, ou temple bti pour ton cur.
Et c'est pourquoi tu ne veux point renoncer toi-mme quand, ayant trop longtemps vcu d'un amour, tu n'as plus d'autre sens.
Et c'est pourquoi les murs de la prison ne peuvent enfermer celui qui aime, car il est d'un empire qui n'est point des choses mais du sens des choses et se rit des murs. Et qu'elle existe quelque part mme endormie, et donc comme morte et ne lui servant de rien dans l'instant, et mme si tu btis ces murs de forteresse entre elle et lui, voil qu'en silence dans le secret de son esprit, elle s'alimente. Et tu ne saurais les sparer.
Ainsi de toute apparition ne du nud divin qui noue les choses. Car tu ne peux rien recevoir, si tu en es priv, de celle-l que seulement tu dsires et qui t'exaspre dans ta nuit blanche, non plus que ton chien, s'il a faim, d'une image de viande, car n'est point n le dieu qui est de l'esprit et franchit les murs. Mais je te l'ai dit de celui-l qui est le matre du domaine et se promne l'aube dans la terre mouille. Rien du domaine ne le sert dans l'instant. Il ne voit rien qu'un chemin creux. Et cependant il n'est point le mme qu'un autre, mais grand de cur. Ainsi celui-l qui est sentinelle de l'empire dont il ne touche rien qu'un chemin de ronde qui est de granit sous les toiles. Il va de long en large, menac dans sa chair. Que connais-tu de plus pauvre que lui, prisonnier d'une prison de cent pas? Alourdi d'armes, puni de gele s'il s'assoit et de mort s'il s'endort. Glac par le gel, tremp par la pluie, brl par le sable et n'ayant rien d'autre attendre sinon d'un fusil ajust dans l'ombre, et qui s'aligne sur son cur. Que connais-tu de plus dsespr? Quel mendiant n'est pas plus riche dans la libert de sa dmarche, et le spectacle du peuple o il trempe, et le droit qu'il a de se distraire de droite gauche?
Et cependant ma sentinelle est de l'empire. Et l'empire l'alimente. Elle est plus vaste que le mendiant. Et sa mort mme sera payante parce qu'alors elle s'changera contre l'empire.
J'envoie mes prisonniers rompre des pierres. Et ils les rompent et ils sont vides. Mais si tu btis ta maison, crois-tu rompre les mmes pierres? Tu btis le mur d'une maison et tes gestes sont non d'un chtiment mais d'un cantique.
Car il suffit pour y voir clair de changer de perspective. Certes, celui-l tu le trouves enrichi si l'instant qu'il va mourir il est sauv et vit plus loin. Mais si tu changes de montagne et considres sa destine faite, et dj noue comme gerbe, tu le trouveras plus heureux d'une mort qui a eu un sens.
Ainsi encore de celui-l que j'ai fait saisir une nuit de guerre afin qu'il me livre les projets de mon ennemi. Je suis de chez moi, me dit-il, et tes bourreaux n'y peuvent rien J'eusse pu l'craser sous une meule sans en faire sourdre l'huile du secret, car il tait de son empire.
Pauvre es-tu, lui disais-je, et ma merci.
Mais il riait de m'entendre le dire pauvre. Car son bien possd, je ne pouvais pas le trancher de lui.
Voici donc le sens de l'apprentissage. Car tes richesses vritables ne sont point objets, lesquels vaudraient quand tu en uses, comme il en est de ton ne quand tu le chevauches ou de tes cuelles lorsque tu manges, mais qui n'ont plus de sens une fois rangs. Ni lorsque la force des choses t'en spare, comme la femme que tu te bornes dsirer sans l'aimer.
Car, certes, l'animal ne peut accder qu' l'objet. Et non la couleur de l'objet selon un langage. Mais tu es homme et t'alimentes du sens des choses et non des choses.
Et toi je te construis et je t'lve. Et je te montre dans la pierre ce qui n'est point de la pierre, mais mouvement du cur du sculpteur et majest du guerrier mort. Et tu es riche de ce qu'exist quelque part le guerrier de pierre. Et des moutons, des chvres, des demeures et des montagnes, je btis pour toi, t'ayant lev encore, un domaine. Et si rien du domaine ne te sert dans l'instant t'en voil cependant rempli. Je prends les mots vulgaires et, les nouant dans le pome, je t'en enrichis. Je prends des fleuves et des montagnes et les nouant dans mon empire je t'en exalte. Et, les jours de victoire, les cancreux sur leurs grabats, les prisonniers dans leurs prisons, les perdus de dettes parmi leurs huissiers, les voil rayonnant d'orgueil car il n'est point de mur ni d'hpital ni de prison qui t'empchent de recevoir car j'ai tir de cette matire disparate un dieu qui se rit des murs et qui est plus fort que les supplices.
Et c'est pourquoi, t'ai-je dit, je construis l'homme et renverse les murs, et arrache les barreaux et le dlivre. Car j'ai bti celui qui communique et se rit des remparts. Et se rit des geliers. Et se rit des fers de bourreaux qui ne le peuvent point rduire.
Car, certes, tu ne communiques point de l'un en l'autre. Mais de l'un en l'empire et de l'autre en l'empire qui est pour vous deux significations. Et si tu me demandes: Comment la joindre, celle-l que j'aime quand les murs ou les mers ou la mort m'en sparent?, je te rpondrai qu'inutile est de crier vers elle pour elle, mais qu'il te suffit de chrir ce dont aucun mur ne te spare, ce visage de la maison, du plateau th et de la bouilloire et du tapis de haute laine dont est clef de vote l'pouse qui dort, puisqu'il t'est donn de l'aimer bien qu'absente et bien qu'endormie