J'entends la voix de l'insens: Que de place dilapide, que de richesses inexploites, que de commodits perdues par ngligence! Il faut dmolir ces murs inutiles, et niveler ces courts escaliers qui compliquent la marche. Alors l'homme sera libre. Et moi je rponds: Alors les hommes deviendront btail de place publique, et, de peur de tant s'ennuyer, inventeront des jeux stupides qui seront encore rgis par des
rgles, mais par des rgles sans grandeur. Car le palais peut favoriser des pomes. Mais quel pome crire sur la niaiserie des ds qu'ils lancent? Longtemps peut-tre encore ils vivront de l'ombre des murs, dont les pomes leur porteront la nostalgie, puis l'ombre elle-mme s'effacera et ils ne les comprendront plus.
Et de quoi, dsormais, se rjouiraient-ils?
Ainsi de l'homme perdu dans une semaine sans jours, ou une anne sans ftes, qui ne montre point de visage. Ainsi de l'homme sans hirarchie, et qui jalouse son voisin, si en quelque chose celui-ci le dpasse, et s'emploie le ramener sa mesure. Quelle joie tireront-ils ensuite de la mare tale qu'ils constitueront?
Moi je recre les champs de force. Je construis des barrages dans les montagnes pour soutenir les eaux. Je m'oppose ainsi, injuste, aux pentes naturelles. Je rtablis les hirarchies l o les hommes se rassemblaient comme les eaux, une fois qu'elles se sont mles dans la mare. Je bande les arcs. De l'injustice d'aujourd'hui je cre la justice de demain. Je rtablis les directions, l o chacun s'installe sur place et nomme bonheur ce croupissement. Je mprise les eaux croupissantes de leur justice et dlivre celui qu'une belle injustice a fond. Et ainsi j'ennoblis mon empire.
Car je connais leurs raisonnements. Ils admiraient l'homme qu'a fond mon pre. Comment oser brimer, se sont-ils dit, une russite si parfaite? Et, au nom de celui-l que de telles contraintes avaient fond, ils ont bris ces contraintes. Et tant qu'elles ont dur dans le cur, elles ont encore agi. Puis, peu peu, on les a oublies. Et celui-l que l'on voulait sauver est mort.
C'est pourquoi je hais l'ironie qui n'est point de l'homme mais du cancre. Car le cancre leur dit: Vos coutumes ailleurs sont autres. Pourquoi n'en point changer? De mme qu'il leur et dit: Qui vous force d'installer les moissons dans la grange et les troupeaux dans les tables? Mais c'est lui qui est dupe des mots, car il ignore ce que les mots ne peuvent saisir. Il ignore que les hommes habitent une maison.
Et ses victimes qui ne savent plus la reconnatre commencent de la dmanteler. Les hommes dilapident ainsi leur bien le plus prcieux: le sens des choses. Et ils se croient bien glorieux, les jours de fte, de ne point cder aux coutumes, de trahir leurs traditions, de fter leur ennemi. Et certes, ils prouvent quelques mouvements intrieurs dans les dmarches de leurs sacrilges. Tant qu'il y a sacrilge. Tant qu'ils se dressent contre quelque chose qui pse encore contre eux. Et ils vivent de ce que leur ennemi respire encore. L'ombre des lois les gne assez encore pour qu'ils se sentent contre les lois. Mais l'ombre elle-mme bientt s'efface. Alors ils n'prouvent plus rien, car le got mme de la victoire est oubli. Et ils billent. Ils ont chang le palais en place publique, mais une fois us le plaisir de pitiner la place avec une arrogance de matamore, ils ne savent plus ce qu'ils font l, dans cette foire. Et voil qu'ils rvent vaguement de reconstruire une maison aux mille portes, aux tentures qui croulent sur l'paule, aux antichambres lentes. Voil qu'ils rvent d'une pice secrte qui rendrait secrte toute la demeure. Et sans le savoir, l'ayant oubli, ils pleurent le palais de mon pre o tous les pas avaient un sens.
C'est pourquoi, l'ayant bien compris, j'oppose mon arbitraire cet effritement des choses et n'coute point ceux qui me parlent de pentes naturelles. Car je sais trop que les pentes naturelles grossissent les mares de l'eau des glaciers, et nivellent les asprits des montagnes, et rompent le mouvement du fleuve, quand il s'tale dans la mer, en mille remous contradictoires. Car je sais trop que les pentes naturelles font que le pouvoir se distribue et que les hommes s'galisent. Mais je gouverne et je choisis. Sachant bien que le cdre aussi triomphe de l'action du temps qui devrait l'taler en poussire, et, d'anne en anne, difie, contre la force mme qui le tire vers le bas, l'orgueil du temple de feuillage. Je suis la vie et j'organise. J'difie les glaciers contre les intrts des mares. Peu m'importe si les grenouilles coassent l'injustice. Je rarme l'homme pour qu'il soit.
C'est pourquoi je nglige le bavard imbcile qui vient reprocher au palmier de n'tre point cdre, au cdre de n'tre point palmier et, mlangeant les livres, tend vers le chaos. Et je sais bien que le bavard a raison dans sa science absurde car, hors la vie, cdre et palmier s'unifieraient et se rpandraient en poussire. Mais la vie s'oppose au dsordre et aux pentes naturelles. C'est de la poussire qu'elle tire le cdre.
La vrit de mes ordonnances, c'est l'homme qui en natra. Et les coutumes et les lois et le langage de mon empire, je ne cherche point en eux-mmes leur signification. Je sais trop bien qu'en assemblant des pierres c'est du silence que l'on cre. Lequel ne se lisait point dans les pierres. Je sais trop bien qu' force de fardeaux et de bandeaux c'est l'amour que l'on vivifie. Je sais trop bien que celui-l ne connat rien qui a dpec le cadavre et pes ses os et ses viscres. Car os et viscres ne servent de rien par eux-mmes, non plus que l'encre et la pte du livre. Seule compte la sagesse qu'apport le livre, mais qui n'est point de leur essence.
Et je refuse la discussion car il n'est rien ici qui se puisse dmontrer. Langage de mon peuple, je te sauverai de pourrir. Je me souviens de ce mcrant qui visita mon pre:
Tu ordonnes que chez toi l'on prie avec des chapelets de treize grains. Q'importe treize grains, disait-il, le salut n'est-il pas le mme si tu en changes le nombre?
Et il fit valoir de subtiles raisons pour que les hommes priassent sur des chapelets de douze grains. Moi, enfant, sensible l'habilet du discours, j'observais mon pre, doutant de l'clat de sa rponse, tant les arguments invoqus m'avaient paru brillants:
Dis-moi, reprenait l'autre, en quoi pse plus lourd le chapelet de treize grains
Le chapelet de treize grains, rpondit mon pre, pse le poids de toutes les ttes qu'en son nom j'ai dj tranches
Dieu claira le mcrant qui se convertit.
IV
Demeure des hommes, qui te fonderait sur le raisonnement? Qui serait capable, selon la logique, de te btir? Tu existes et n'existes pas. Tu es et tu n'es pas. Tu es faite de matriaux disparates, mais il faut t'inventer pour te dcouvrir. De mme que celui-l, qui a dtruit sa maison avec la prtention de la connatre, ne possde plus qu'un tas de pierres, de briques et de tuiles, ne retrouve ni l'ombre ni le silence ni l'intimit qu'elles servaient, et ne sait quel service attendre de ce tas de briques, de pierres et de tuiles, car il leur manque l'invention qui les domine, l'me et le cur de l'architecte. Car il manque la pierre l'me et le cur de l'homme.
Mais comme il n'est de raisonnements que de la brique, de la pierre et de la tuile, non de l'me et du cur qui les dominent, et les changent, de par leur pouvoir, en silence, comme l'me et le cur chappent aux rgles de la logique et aux lois des nombres, alors, moi, j'apparais avec mon arbitraire. Moi l'architecte. Moi qui possde une me et un cur. Moi qui seul dtiens le pouvoir de changer la pierre en silence. Je
viens, et je ptris cette pte, qui n'est que matire, selon l'image cratrice qui me vient de Dieu seul et hors des voies de la logique. Moi je btis ma civilisation, pris du seul got qu'elle aura, comme d'autres btissent leur pome et inflchissent la phrase et changent le mot, sans tre contraints de justifier l'inflexion ni le changement, pris du seul got qu'elle aura, et qu'ils connaissent par le cur.