Aussi ma libert n'est que l'usage des fruits de ma contrainte, qui a seul pouvoir de fonder quelque chose qui mrite d'tre dlivr. Et celui-l que je vois libre dans les supplices puisqu'il refuse d'abjurer, et puisqu'il rsiste en soi-mme aux ordres du tyran et de ses bourreaux, celui-l, je le dis libre, et l'autre qui rsiste aux passions vulgaires je le dis libre aussi, car je ne puis juger comme libre celui qui se fait l'esclave de toute sollicitation quand bien mme ils appellent libert, la libert de se faire esclaves.
Car si je fonde l'homme, je dlivre de lui des dmarches d'homme, si je fonde le pote je dlivre des pomes, et si je fais de toi un archange je dlivre des paroles ailes et des pas srs comme d'un danseur.
CII
Je me mfie de celui qui tend juger d'un point de vue. Comme de celui-l qui, se trouvant ambassadeur d'une grande cause, s'y tant soumis, se fait aveugle.
S'agit de rveiller en lui l'homme, quand je parle. Mais je me mfie de son audience. Elle sera d'abord habilet, ruse de guerre, et il digrera ma vrit pour la soumettre son empire. Et comment lui reprocherais-je cette dmarche quand sa grandeur naissait de celle de sa cause?
Celui-l qui m'entend et avec qui je communique de plain-pied et qui ne digre point ma vrit pour en faire la sienne et s'en servir au besoin contre moi, celui-l que je dis parfaitement clair, c'est en gnral qu'il ne travaille point, n'agit point, ne lutte point, et ne rsout point de problme. Il est quelque part, lampion inutile luisant pour soi-mme et pour le luxe, fleur la plus dlicate de l'empire, mais strile d'tre trop pure.
Alors se pose le problme de mes rapports et de mes communications et de la passerelle entre cet ambassadeur d'une cause autre que la mienne, et moi-mme. Et du sens de notre langage.
Car il n'est de communication qu' travers le dieu qui se montre. Et de mme que je ne communique avec mon soldat qu' travers le visage de l'empire qui est pour l'un et l'autre signification, de mme celui qui aime ne communique travers les murs qu'avec celle-l qui est de sa maison et qu'il lui est donn d'aimer bien qu'absente et bien qu'endormie. S'il s'agit de l'ambassadeur d'une cause trangre et si je prtends avec lui jouer plus haut qu'au jeu d'checs et rencontrer l'homme cet tage o la rouerie se trouve domine et o, mme si nous nous treignons dans la guerre nous nous estimons et respirons en prsence l'un de l'autre comme de ce chef qui rgnait l'est de l'empire et qui fut l'ennemi bien-aim, je ne l'aborderai qu' travers l'image nouvelle, laquelle sera notre commune mesure.
Et s'il croit en Dieu, et moi de mme, et s'il soumet son peuple Dieu, et moi le mien, nous nous abordons galit sous la tente de trve dans le dsert, maintenant au loin nos troupes genoux, et nous pouvons, nous rejoignant en Dieu, prier ensemble.
Mais si tu ne trouves point quelque dieu qui domine il n'est point d'espoir de communiquer car les mmes matriaux ont sens dans son ensemble et sens diffrent dans le tien, de mme que les pierres semblables font, selon l'architecte, un autre temple et comment saurais-tu t'exprimer quand victoire signifie pour toi sa dfaite et signifie pour lui sa victoire?
Et je compris, sachant que rien d'nonable n'importe, mais seule la caution qui est en arrire et dont l'nonc se rclame ou dont il transporte le poids, sachant que l'usuel ne provoque point de mouvement de l'me ni du cur et que le prte-moi ta bouilloire, s'il peut agiter l'homme, c'est cause d'un visage ls, comme si par exemple bouilloire tait de ta patrie intrieure et signifiait le th auprs d'elle aprs l'amour, ou si elle tait dehors et signifiait opulence et faste Je compris donc pourquoi nos rfugis berbres rduits aux matriaux, sans nud divin qui noue les choses, incapables avec ces matriaux, mme fournis profusion, de btir l'invisible basilique dont ils n'eussent t que pierres visibles, descendaient au rang de la bte dont la seule diffrence est qu'elle n'accde pas la basilique et borne ses maigres joies la maigre jouissance des matriaux.
Et je compris pourquoi tant les mut le pote que fournit mon pre, quand il chanta tout simplement les choses qui retentissent les unes sur les autres.
Et les trois cailloux blancs de l'enfant: richesse plus grande que tant de matriaux en vrac.
CIII
Mes gardes-chiourme en savent plus long sur les hommes que n'en savent mes gomtres. Fais-les agir et tu jugeras. Ainsi du gouvernement de mon empire. Je puis bien hsiter entre les gnraux et les gardes-chiourme. Mais non entre ceux-l et les gomtres.
Car il ne s'agit point de connatre les mesures ni de confondre l'art des mesures avec la sagesse, connaissance de la vrit, disent-ils. Oui. D'une vrit laquelle permet les mesures. Et certes tu peux maladroitement te servir de ce langage inefficace pour gouverner. Et tu prendras laborieusement des mesures abstraites et compliques que tu eusses simplement pu prendre en sachant danser, ou surveiller les geles. Car les prisonniers sont des enfants. Ainsi des hommes.
CIV
Ils assigeaient mon pre:
Il est nous de gouverner les hommes. Nous connaissons la vrit.
Ainsi parlaient les commentateurs des gomtres de l'empire. Et mon pre leur rpondait:
Vous connaissez la vrit des gomtres
Eh quoi? n'est-ce pas la vrit?
Non, rpondait mon pre.
Ils connaissent, me disait-il, la vrit de leurs triangles. D'autres connaissent la vrit du pain. Si tu le ptris mal il n'enfle pas. Si ton four est trop chaud il brle. S'il est trop froid la pte englue. Bien que de leurs mains sorte un pain craquant et qui te fait les dents joyeuses, les ptrisseurs de pain ne viennent cependant point solliciter de moi le gouvernement de l'empire.
Peut-tre dis-tu vrai des commentateurs des gomtres. Mais il est des historiens et des critiques. Ceux-l ont dmontr les actes des hommes. Ils connaissent l'homme.
Moi, dit mon pre, je donne le gouvernement de l'empire celui-l qui croit au diable. Car, depuis le temps qu'on le perfectionne, il dbrouille assez bien l'obscur comportement des hommes. Mais certes le diable ne sert de rien pour expliquer des relations entre des lignes. C'est pourquoi je n'attends point des gomtres qu'ils me montrent le diable dans leurs triangles. Et rien de leurs triangles ne les peut aider guider les hommes.
Tu es obscur, lui dis-je, crois-tu donc au diable?
Non, dit mon pre.
Mais il ajouta:
Car que signifie croire? Si je crois que l't fait mrir l'orge je ne dis rien qui soit fertile ni critiquable puisque j'ai d'abord dnomm t la saison o l'orge mrit. Et ainsi des autres saisons. Mais si j'en tire des relations entre les saisons, comme de connatre que l'orge mrit avant l'avoine, je croirai en ces relations puisqu'elles sont. Peu m'importent les objets relis: je m'en suis servi comme d'un filet pour saisir une proie.
Et mon pre ajoutait:
Il en est ici comme de la statue. Imaginerais-tu que pour le crateur il s'agisse de la description d'une bouche, d'un nez ou d'un menton? Non, certes. Mais du seul retentissement de tels objets les uns sur les autres, lequel retentissement sera par exemple douleur humaine. Et lequel par ailleurs il est possible de te faire entendre car tu communiques non avec les objets mais avec les nuds qui les nouent.
Le sauvage croit seul, ajouta mon pre, que le son est dans le tambour. Et il adore le tambour. Un autre croit que le son est dans les baguettes, et il adore les baguettes. Un dernier croit que le son est dans la puissance de son bras et tu le vois qui se pavane le bras en l'air. Tu reconnais, toi, qu'il n'est ni dans le tambour, ni dans les baguettes, ni dans les bras et tu dnommes vrit le tambourinage du tambourineur.