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Il me rpondit:

Dieu ptrit la mer. Nous sommes perdus. J'entends craquer les matres couples du navire Ils ne doivent point se rvler puisqu'ils sont cadres et armatures. Ainsi des assises du globe auxquelles nous confions nos maisons et la procession d'oliviers et la tendresse des moutons de laine qui mchent lentement l'herbe de Dieu dans le soir. Il est bon de s'occuper des oliviers, des moutons et du repas et de l'amour dans la maison. Mais il est mauvais que le cadre mme nous tourmente. Que ce qui tait fait redevienne ouvrage. Voici qu'ici ce qui doit se taire prend la parole. Qu'allons-nous devenir si les montagnes balbutient? J'ai entendu, moi, ce balbutiement et ne saurais plus l'oublier

Quel balbutiement? lui demandai-je.

Seigneur, j'habitais autrefois un village bti sur le dos rassurant d'une colline, bien plant dans la terre et son ciel, un village tabli pour durer et qui durait. Une usure merveilleuse luisait sur la margelle de nos puits, sur la pierre de nos seuils, sur l'paulement courbe de nos fontaines. Mais voici qu'une nuit quelque chose se rveilla dans notre assise souterraine. Nous comprmes que sous nos pieds la terre recommenait de vivre et de se ptrir. Ce qui tait fait redevenait ouvrage. Et nous emes peur. Nous emes peur non tant pour nous-mmes que pour l'objet de nos efforts. Pour ce contre quoi nous nous changions au cours de la vie. J'tais, moi, ciseleur et j'eus peur pour la grande aiguire d'argent, laquelle depuis deux annes je travaillais. Contre laquelle j'avais chang deux annes de veilles. L'autre tremblait pour ses tapis de haute laine qu'il avait tisss dans la joie. Chaque jour il les droulait au soleil. Il tait fier d'avoir chang quelque chose de sa chair racornie contre cette vague qui paraissait d'abord profonde. Un autre eut peur pour les oliviers qu'il avait plants. Et je prtends qu'aucun d'entre nous ne craignait la mort, mais tous nous tremblions pour de petits objets stupides. Nous dcouvrions que la vie n'a de sens que si on l'change peu peu. La mort du jardinier n'est rien qui lse un arbre. Mais si tu menaces l'arbre, alors meurt deux fois le jardinier. Et il y avait parmi nous un vieux conteur qui connaissait les plus beaux contes du dsert. Et qui les avait embellis. Et qui tait seul les connatre n'ayant point de fils. Et tandis que la terre commenait de glisser il tremblait pour de pauvres contes qui jamais plus ne seraient chants par personne. Mais la terre continuait de vivre et de se ptrir et une grande mare ocre commenait de se former et de descendre. Et que veux-tu que l'on change de soi pour embellir une mare mouvante qui se retourne lentement et avale tout? Que btir sur ce mouvement? Sous la pese les maisons viraient lentement et sous l'effet d'une torsion presque invisible les poutres clataient brusquement comme des barils de poudre noire. Ou bien les murs commenaient de trembler jusqu' brusquement se rpandre. Et ceux d'entre nous qui survivaient perdaient leur signification. Sauf le conteur devenu fou et qui chantait.

O nous emportes-tu? Ce navire sombrera avec le fruit de nos efforts. Dehors je sens que le temps coule en vain. Je sens le temps qui coule. Il ne doit point couler ainsi, sensible, mais durcir et mrir et vieillir. Il doit ramasser peu peu l'ouvrage. Mais que durcit-il, dsormais, qui vienne de nous et qui restera?

VI

Et je m'en fus parmi mon peuple songeant l'change qui n'est plus possible lorsque rien de stable ne dure travers les gnrations, et au temps qui coule alors, inutile, comme un sablier. Et je songeais: cette demeure n'est point assez vaste et l'uvre contre laquelle il s'change n'est point assez durable encore. Et je songeais aux pharaons qui se firent btir de grands mausoles indestructibles et anguleux et qui avancent dans l'ocan du temps qui les use lentement en poussire. Je songeais aux grands sables vierges des caravanes dont quelquefois merge un temple d'autrefois, demi sombr et comme dmt dj par l'invisible tempte bleue, voguant encore demi, mais condamn. Et je songeais: il n'est point assez durable, ce temple avec sa charge de dorures et d'objets prcieux qui ont cot de longues vies humaines, avec ce miel enferm de tant de gnrations, avec ces filigranes d'or, ces dorures sacerdotales contre lesquelles de vieux artisans se sont lentement changs et ces nappes brodes sur lesquelles des vieilles tout au long de leur vie se sont lentement brl les yeux, et, une fois racornies, toussotantes, branles dj par la mort, ont laiss d'elles cette trane royale. Cette prairie qui se droule. Et ceux qui l'aperoivent aujourd'hui se disent: Qu'elle est belle, cette broderie! Qu'elle est donc belle Et je dcouvre que ces vieilles ont fil leur soie dans leur mtamorphose. Ne se sachant point aussi merveilleuses.

Mais il faut btir le grand caisson pour recevoir ce qui restera d'eux. Et le vhicule pour l'emporter. Car, moi, je respecte d'abord ce qui dure plus que les hommes. Et sauve ainsi le sens de leurs changes. Et constitue le grand tabernacle auquel ils confient tout d'eux-mmes.

Ainsi je les retrouve encore, ces lents navires dans le dsert. Poursuivant encore leur voyage. Et j'ai appris ceci qui est essentieclass="underline" savoir qu'il importe de btir d'abord le navire et de harnacher la caravane et de construire le temple qui dure plus que l'homme. Et dsormais les voil qui s'changent dans la joie contre plus prcieux qu'eux-mmes. Et naissent les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les ciseleurs. Mais n'espre rien de l'homme s'il travaille pour sa propre vie et non pour son ternit. Car c'est alors bien inutilement que je leur enseignerais l'architecture et ses rgles. S'ils se btissent des maisons pour y vivre quoi bon changer leur vie contre leur maison? Puisque cette maison doit servir leur vie et rien d'autre. Et ils disent utile leur maison et ils ne la considrent point pour elle-mme mais pour sa seule commodit.

Elle les sert et ils s'y occupent s'enrichir. Mais ils meurent dpouills car ils ne laissent d'eux ni la nappe brode ni la dorure sacerdotale l'abri d'un navire de pierre. Sollicits de s'changer, ils ont voulu tre servis. Et quand ils s'en vont il n'est plus rien.

C'est ainsi que me promenant parmi ceux de mon peuple dans le delta du soir, o tout se dfait, je les ai considrs dans leurs vieux vtements frips sur le seuil de leurs humbles choppes, se dlassant de leur activit d'abeilles, et je m'intressais moins eux qu' la perfection du gteau de miel auquel ils avaient tout le long du jour collabor. Et je mditais devant l'un d'entre eux qui tait aveugle et qui avait de plus perdu sa jambe. Si vieux, si moribond, tout geignant comme un vieux meuble chaque fois qu'il se remuait et qui rpondait lentement car il tait trs vieux en ge et perdait la clart des mots, mais qui devenait de plus en plus lumineux et clair et comprhensif dans l'objet mme de son change. Car de ses mains tremblantes il ajoutait encore son travail devenu lixir de plus en plus subtil. Et lui, s'vadant si merveilleusement de sa vieille chair racornie, devenait de plus en plus heureux, de plus en plus inattaquable. De plus en plus imprissable. Et, mourant, ne le savait point, les mains pleines d'toiles

Ainsi ont-ils travaill toute leur vie pour un enrichissment sans usage, tout entiers changs contre l'incorruptible broderie n'ayant accord qu'une part du travail pour l'usage et toutes autres parts pour la ciselure, 1'inutile qualit du mtal, la perfection du

dessin, la douceur de la courbe, lesquelles n servent rien sinon recevoir la part change et qui dure plus que la chair.

Ainsi vais-je le soir pas lents parmi mon peuple et l'enfermant dans le silence de mon amour. Inquiet de ceux-l seuls qui brlent d'une vaine lumire, pote plein de l'amour des pomes mais qui n'crit point le sien, femme amoureuse de l'amour mais qui, ne sachant choisir, ne peut devenir, tous pleins d'angoisse, sachant que je les gurirais de cette angoisse si je leur permettais ce don qui exige sacrifice et choix et oubli de l'univers. Car telle fleur est un refus d'abord de toutes les autres fleurs. Et cependant cette condition seulement elle est belle. Ainsi de l'objet de l'change. Et l'insens qui cette vieille vient reprocher sa broderie, sous prtexte qu'elle et pu tisser autre chose, prfre donc le nant la cration. Ainsi je vais, et je sens monter la prire sur les odeurs du campement o tout mrit et se forme en silence, lentement, sans presque que l'on y songe. C'est dans le temps que baignent d'abord, pour devenir, le fruit, la broderie ou la fleur.