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Et au cours de mes longues promenades j'ai bien compris que la qualit de la civilisation de mon empire ne repose point sur la qualit des nourritures mais sur celle des exigences et sur la ferveur du travail. Elle n'est point faite de la possession mais du don. Civilis d'abord l'artisan dont je parle et qui se recre dans l'objet, et en revanche, ternel, ne craignant plus de mourir. Civilis aussi celui-l qui combat et s'change contre l'empire. Mais cet autre s'enveloppe sans bnfice du luxe achet chez les marchands, mme s'il ne nourrit son il que de perfection, si d'abord il n'a rien cr. Et je connais ces races abtardies qui n'crivent plus leurs pomes mais les lisent, qui ne cultivent plus leur sol mais s'appuient d'abord sur les esclaves. C'est contre eux que les sables du Sud prparent ternellement dans leur misre cratrice les tribus vivantes qui monteront la conqute de leurs provisions mortes. Je n'aime pas les sdentaires du cur. Ceux-l qui n'changent rien ne deviennent rien. Et la vie n'aura point servi les mrir. Et le temps coule pour eux comme la poigne de sable et les perd. Et qu'ai-je remettre Dieu en leur nom?

Ainsi ai-je connu leur misre quand se brisait le rservoir avant qu'il ft plein. Car la mort de l'aeul devenu terre aprs s'tre tout entier chang n'est qu'une merveille et c'est l'instrument que l'on enterre dsormais inutile. J'ai vu dans mes tribus ces enfants menacs de mort et qui s'essoufflaient sans rien dire, les yeux demi clos, enfermant un reste de braise sous leurs cils immenses. Car il arrive que Dieu, semblable au moissonneur, fauche des fleurs mles l'orge mre. Et quand il ramne sa gerbe, riche de ses graines, il y trouve ce luxe inutile.

C'est l'enfant d'Ibrahim qui meurt, disait le peuple. Et je m'en fus de mes pas lents, ignor d'eux, dans la demeure d'Ibrahim, sachant que l'on comprend au travers des illusions du langage si l'on s'enferme dans le silence de l'amour. Et ils ne prirent point attention moi, occups qu'ils taient de l'cou-ter mourir.

On parlait bas dans la maison, on avanait en glissant les babouches comme s'il y avait l quelqu'un qui et trs peur et que le moindre son un peu clair et lait fuir. On n'osait remuer ni ouvrir ni fermer les portes, comme s'il y et l une flamme tremblante allume sur l'huile lgre. Quand je l'aperus je vis bien qu'il tait en fuite cause du souffle court, cause des petits poings ferms, cramponn qu'il tait au galop de sa fivre, cause de ses yeux obstinment clos et qui se refusaient voir. Et je les aperus autour de lui qui cherchaient l'apprivoiser comme l'on cherche apprivoiser les petits animaux sauvages. On lui prsentait comme en tremblant le bol de lait. Peut-tre prouverait-il le dsir du lait et il s'arrterait dans sa bonne odeur et il boirait. Et l'on communiquerait avec lui comme avec la gazelle qui broute dans la paume. Mais il demeurait tellement srieux et impassible. Ce n'est point du lait qu'il lui fallait. Alors les vieilles tout doucement, tout doucement comme elles parlent aux tourterelles, commenaient de chanter voix basse telle chanson qu'il avait aime celle des neuf toiles qui se baignent dans la fontaine mais sans doute tait-il trop loin, et il n'entendait pas. Il ne se retournait mme pas dans sa fuite. Tellement infidle de mourir. Alors on mendiait au moins de lui ce geste, ce coup d'il que le voyageur sans ralentir jette l'ami un signe de reconnaissance. On le retournait dans son lit, on pongeait son visage en sueur, on le forait de boire et tout cela peut-tre bien pour le rveiller de la mort.

Et je les abandonnai, occups qu'ils taient de lui tendre des piges pour qu'il vct. Oh! si faciles venter par cet enfant de neuf ans. Et lui tendre des jouets pour l'enchaner par le bonheur. Mais sa petite main les repoussait inexorable quand on les plaait trop contre lui comme celui-l carte les broussailles qui ont ralenti son galop.

Et je m'en fus et me retournai vers le seuil. Il n'tait l qu'un moment, une lueur, un aspect de la ville parmi d'autres. Un enfant appel par erreur avait souri, avait rpondu l'appel. Il venait de se retourner vers le mur. Prsence d'enfant dj plus fragile qu'une prsence d'oiseau et je les laissai faire le silence pour apprivoiser l'enfant qui meurt.

Je cheminais le long de la ruelle. J'entendais travers les portes rprimander les servantes. On mettait en ordre la maison, on faisait les bagages dans la maison pour la traverse de la nuit. Peu m'importait que la rprimande ft juste ou injuste. Je n'entendais que la ferveur. Et plus loin, contre la fontaine, une petite fille pleurait, le front bien enfoui dans son coude. Je posai doucement la main sur ses cheveux et renversai vers moi son visage, mais sans lui demander la cause de son chagrin, sachant bien qu'elle ne pouvait point la connatre. Car le chagrin est toujours fait du temps qui coule et n'a point form son fruit. Il est chagrin de la fuite des jours, du bracelet perdu lequel est du temps qui s'gare, ou de la mort du frre laquelle est du temps qui ne sert plus. Et celle-l, quand elle aura vieilli, son chagrin sera chagrin du dpart de l'amant, qui sera, sans qu'elle le sache, chemin perdu vers le rel et la bouilloire et la maison bien enferme et les enfants que l'on allaite. Et le temps tout coup coulera inutile travers elle comme travers le sablier.

Or voici qu'une femme apparut sur le seuil, radieuse, et me regarda bien en face dans la plnitude de sa joie cause de l'enfant peut-tre qui s'tait endormi, ou de la soupe parfume ou d'un simple retour. Et ayant le temps tout coup elle. Et je passai devant mon savetier la jambe unique occup d'embellir de filigranes d'or ses babouches et je compris bien, malgr qu'il n'et plus de voix, qu'il chantait: Qu'y a-t-il, savetier, qui te rend si joyeux? Mais je n'coutai point la rponse, sachant qu'il se tromperait et me parlerait de l'argent gagn ou du repas qui l'attendait ou du repos. Ne sachant point que son bonheur tait de se transfigurer en babouches d'or.

VII

Car j'ai dcouvert cette autre vrit. Et c'est que vaine est l'illusion des sdentaires qui croient pouvoir habiter en paix leur demeure car toute demeure est menace. Ainsi le temple que tu as bti sur la montagne, soumis au vent du nord, s'est us peu peu comme une trave ancienne et commence dj de sombrer. Et celui-l que les sables assigent ils en prendront peu peu possession. Tu retrouveras sur ses fondations un dsert tale comme la mer. Ainsi de toute construction et surtout de mon indivisible palais fait de moutons, de chvres, de demeures et de montagnes, dmarche d'abord de mon amour mais qui, si meurt le roi en qui se rsume ce visage, se rsoudra de nouveau en montagnes, chvres, demeures et moutons. Et, perdu dsormais dans le disparate des choses, ne sera plus que matriaux en vrac offerts de nouveaux sculpteurs. Ils viendront, ceux du dsert, leur refaire un visage. Ils viendront, avec cette image qu'ils portent dans le cur, ordonner selon le sens nouveau les caractres anciens du livre.

Ainsi ai-je moi-mme agi. Nuits somptueuses de mes expditions de guerre, je ne saurais trop vous clbrer. Ayant bti, sur la virginit du sable, mon campement triangulaire, je montais sur une minence pour attendre que la nuit se ft, et, mesurant des yeux la tache noire peine plus grande qu'une place de village o j'avais parqu mes guerriers, mes montures et mes armes, je mditai d'abord sur leur fragilit. Quoi de plus misrable, en effet, que cette poigne d'hommes demi nus sous leurs voiles bleus, menacs par le gel nocturne o des toiles se trouvaient dj prises, menacs par la soif car il fallait mnager les outres jusqu'au puits du neuvime jour, menacs par le vent de sable qui, s'il se lve, montre la puissance d'une rvolte, menacs enfin par les coups qui font blettir comme des fruits la chair de l'homme. Et l'homme n'est plus bon qu' rejeter. Quoi de plus misrable que ces paquets d'toffe bleue peine durcis par l'acier des armes, poss nu sur une tendue qui les interdisait? Mais que m'importait cette fragilit? Je les nouais et les sauvais de se disperser et de prir. Rien qu'en ordonnant pour la nuit ma figure triangulaire, je la distinguais d'avec le dsert. Mon campement se fermait comme un poing. J'ai vu le cdre ainsi s'tablir parmi la rocaille et sauver de la destruction l'ampleur de ses branchages, car il n'est point non plus de sommeil pour le cdre qui combat nuit et jour dans sa propre paisseur et s'alimente dans un univers ennemi des ferments mmes de sa destruction. Le cdre se fonde dans chaque instant. Dans chaque instant je fondais ma demeure afin qu'elle durt. Et de cet assemblage qu'un simple souffle et dispers je tirais cette assise angulaire, irrductible comme une tour et permanente comme une trave. Et de peur que mon campement ne s'endormt et ne se dft dans l'oubli je le flanquais de sentinelles qui recevaient les rumeurs du dsert. Et de mme que le cdre aspire la rocaille pour la changer en cdre mon campement se nourrissait des menaces venues du dehors. Bnis soient l'change nocturne, les messagers silencieux que nul n'a entendus venir et qui surgissent autour des feux et s'accroupissent, disant la marche de ceux-l qui progressent au nord ou ce passage de tribus dans le sud la poursuite de leurs chameaux vols, ou cette rumeur chez d'autres cause de meurtre et ces projets surtout de ceux-l qui se taisent sous leurs voiles et mditent la nuit venir. Tu les as couts, les messagers qui viennent raconter leur silence! Bnis soient ceux-l qui surgissent autour de nos feux si brusquement, avec des mots si funbres que les feux aussitt sont noys dans le sable et que les hommes plongent, plat ventre, sur leurs fusils, ornant le campement d'une couronne de poudre.