Elle embrassa à pleins bras son mari ; et par une de ces curiosités féminines qui ne s’endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa point d’aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu suspecte. Elle sentait, par instinct, qu’un danger connu est presque évité.
Elle entra dans un petit appartement coquet, plein de bibelots, orné avec art, au quatrième étage d’une belle maison. Au bout de cinq minutes d’attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des rideaux drapés gracieusement, une porte s’ouvrit et une jeune femme apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante.
Georges fit les présentations.
— Ma femme, Madame Julie Rosset.
La jeune veuve poussa un léger cri d’étonnement et de joie, et s’élança, les deux mains ouvertes. Elle n’espérait point, disait-elle, avoir ce bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne, mais elle était si heureuse, si heureuse ! Elle aimait tant Georges ! (elle disait Georges tout court avec une fraternelle familiarité) qu’elle avait une envie folle de connaître sa jeune femme et de l’aimer aussi.
Au bout d’un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles se voyaient chaque jour, souvent deux fois, et dînaient tous les soirs ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Georges maintenant ne sortait plus guère, ne prétextait plus d’affaires, adorant, disait-il, son coin du feu.
Enfin un appartement s’étant trouvé libre dans la maison habitée par Mme Rosset, Mme Baron s’empressa de le prendre pour se rapprocher et se réunir encore davantage.
Et, pendant deux années entières, ce fut une amitié sans un nuage, une amitié de cœur et d’âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie, qui représentait pour elle la perfection.
Elle était heureuse, d’un bonheur parfait, calme et doux.
Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle passait les nuits, se désolait ; son mari lui-même était désespéré.
Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges et sa femme, et leur annonça qu’il trouvait fort grave l’état de leur amie.
Dès qu’il fut parti, les jeunes gens, atterrés, s’assirent l’un en face de l’autre ; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la nuit, tous les deux ensemble auprès du lit ; et Berthe, à tout instant, embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance acharnée.
Le lendemain, elle allait plus mal encore.
Enfin, vers le soir, elle déclara qu’elle se trouvait mieux, et contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.
Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l’ouvrit, lut, devint livide et, se levant, il dit à sa femme, d’un air étrange : « Attends-moi, il faut que je m’absente un instant, je serai de retour dans dix minutes. Surtout ne sors pas. »
Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.
Berthe l’attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais, docile en tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu’il fût revenu.
Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d’aller voir en sa chambre s’il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu’il devait entrer quelque part.
Elle les aperçut du premier coup d’œil. Près d’eux un papier froissé gisait, jeté là.
Elle le reconnut aussitôt, c’était celui qu’on venait de remettre à Georges.
Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d’une curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le papier, l’ouvrit, reconnut aussitôt l’écriture, celle de Julie, une écriture tremblée, au crayon. Elle lut : « Viens seul m’embrasser, mon pauvre ami, je vais mourir. »
Elle ne comprit pas d’abord, et restait là stupide, frappée surtout par l’idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée ; et ce fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute l’infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance trompée. Elle les revit l’un en face de l’autre, le soir sous l’abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l’œil à la fin des pages.
Et son cœur soulevé d’indignation, meurtri de souffrance, s’abîma dans un désespoir sans bornes.
Des pas retentirent ; elle s’enfuit et s’enferma chez elle.
Son mari, bientôt, l’appela.
— Viens vite, Mme Rosset va mourir.
Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante :
— Retournez seul auprès d’elle, elle n’a pas besoin de moi.
Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit :
— Vite, vite, elle meurt.
Berthe répondit :
— Vous aimeriez mieux que ce fût moi.
Alors il comprit peut-être, et s’en alla, remontant près de l’agonisante.
Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et soir.
Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et désespérés.
Puis il s’apaisa peu à peu, mais elle ne lui pardonnait point.
Et la vie continua dure pour tous les deux.
Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.
Puis un matin étant partie dès l’aurore, elle rentra vers huit heures portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches, toutes blanches.
Et elle fit dire à son mari qu’elle désirait lui parler.
Il vint inquiet, troublé.
— Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle ; prenez ces fleurs, elles sont trop lourdes pour moi.
Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui partit dès qu’ils furent montés.
Elle s’arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux s’emplissaient de larmes, dit à Georges :
Conduisez-moi à sa tombe.
Il tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant toujours les fleurs en ses bras. Il s’arrêta enfin devant un marbre blanc et le désigna sans rien dire.
Alors elle lui reprit le grand bouquet et, s’agenouillant, le déposa sur les pieds du tombeau. Puis elle s’isola en une prière inconnue et suppliante !
Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait.
Elle se releva et lui tendit les mains.
— Si vous voulez, nous serons amis, dit-elle.
16 octobre 1882
La légende du Mont Saint-Michel
Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dans la mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.