« Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le fleuve à la nage.
« Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau, François cria soudain à son camarade :
« — Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter une côtelette.
« C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait, les pattes en l’air en suivant le courant.
« François s’en approcha en faisant des brasses ; et, continuant ses plaisanteries :
« — Cristi ! Elle n’est pas fraîche. Quelle prise ! Mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus.
« Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énorme bête en putréfaction.
« Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il examinait fixement le collier, puis il avança le bras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près de lui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré : “Mademoiselle Cocotte, au cocher François.”
« La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur maison !
« Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’il eut atteint la terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne. Il était fou ! »
20 mars 1883
Les bijoux
M. Lantin, ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son sous-chef de bureau, l’amour l’enveloppa comme un filet.
C’était la fille d’un percepteur de province, mort depuis plusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dans l’espoir de marier la jeune personne.
Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. La jeune fille semblait le type absolu de l’honnête femme à laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avait un charme de pudeur angélique, et l’imperceptible sourire qui ne quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.
Tout le monde chantait ses louanges ; tous ceux qui la connaissait répétaient sans fin : « Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait trouver mieux. »
M. Lantin, alors commis principal, au ministère de l’Intérieur, aux appointements annuels de trois mille cinq francs, la demanda en mariage et l’épousa.
Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison avec une économie si adroite qu’ils semblaient vivre dans le luxe. Il n’était point d’attentions, de délicatesses, de chatteries qu’elle n’eût pour son mari ; et la séduction de sa personne était si grande que, six ans après leur rencontre, il l’aimait plus encore qu’aux premiers jours.
Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des bijouteries fausses.
Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même pour les premières représentations ; et elle traînait, bon gré, mal gré, son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette manière d’agir. Elle s’y décida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.
Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon goût toujours, mais modestes ; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle prit l’habitude de pendre à des oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle portait des colliers de perles fausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.
Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent : « Ma chère, quand on n’a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les plus rares joyaux. »
Mais elle souriait doucement et répétait : « Que veux-tu ? J’aime ça. C’est mon vice. Je sais bien que tu as raison ; mais on ne se refait pas. J’aurais adoré les bijoux, moi ! »
Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter les facettes de cristaux taillés, en répétant : Mais regarde donc comme c’est bien fait. On jurerait du vrai. »
Il souriait en déclarant : « Tu as des goûts de Bohémienne. »
Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de maroquin où elle enfermait la « pacotille, » selon le mot de M. Lantin ; et elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et profonde ; et elle s’obstinait à passer un collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur en s’écriant : « Comme tu es drôle ! » Puis elle se jetait dans ses bras et l’embrassait éperdument.
Comme elle avait été à l’Opéra, une nuit d’hiver, elle rentra toute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard elle mourait d’une fluxion de poitrine.
Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au soir, l’âme déchirée d’une souffrance intolérable, hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.
Le temps n’apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du bureau, alors que les collègues s’en venaient causer un peu des choses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses yeux s’emplir d’eau ; il faisait une grimace affreuse et se mettait à sangloter.
Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s’enfermait tous les jours pour penser à elle ; et tous les meubles, ses vêtements mêmes demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.
Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les mains de sa femme, suffisaient aux besoins du ménage, devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec stupeur comment elle avait su s’y prendre pour lui faire boire toujours des vins excellents et manger des nourritures délicates qu’il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.
Il fit quelques dettes et courut après l’argent à la façon des gens réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre quelque chose ; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la « pacotille » de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte de rancune contre ces « trompe-l’œil » qui l’irritaient autrefois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.