Il se mit à respirer longuement, buvant de l’air comme les ivrognes boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveillé, oubliant presque sa nièce.
Dès qu’il fut dans la campagne, il s’arrêta pour contempler toute la plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par l’espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du clair de lune.
L’abbé se remit à marcher, le cœur défaillant, sans qu’il sût pourquoi. Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup ; il avait une envie de s’asseoir, de rester là, de contempler, d’admirer Dieu dans son œuvre.
Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours tortueux de l’eau d’une sorte de ouate légère et transparente.
Le prêtre encore une fois s’arrêta, pénétré jusqu’au fond de l’âme par un attendrissement grandissant, irrésistible.
Et un doute, une inquiétude vague l’envahissait ; il sentait naître en lui une de ces interrogations qu’il se posait parfois.
Pourquoi Dieu avait-il fait cela ? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à l’inconscience, au repos, à l’oubli de tout, pourquoi la rendre plus charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui semblait destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s’en venait-il faire si transparentes les ténèbres ?
Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l’ombre troublante ?
Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde ? Pourquoi ces frissons de cœur, cette émotion de l’âme, cet alanguissement de la chair ?
Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point, puisqu’ils étaient couchés en leurs lits ? À qui étaient destinés ce spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre ?
Et l’abbé ne comprenait point.
Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient côte à côte.
L’homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en temps, l’embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils semblaient, tous deux, un seul être, l’être à qui était destinée cette nuit calme et silencieuse ; et ils s’en venaient vers le prêtre comme une réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.
Il restait debout, le cœur battant, bouleversé ; et il croyait voir quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, l’accomplissement d’une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les cris d’ardeur, les appels des corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.
Et il se dit : « Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d’idéal les amours des hommes. »
Et il reculait devant ce couple embrassé qui marchait toujours. C’était sa nièce pourtant ; mais il se demandait maintenant s’il n’allait pas désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l’amour, puisqu’il l’entoure visiblement d’une splendeur pareille ?
Et il s’enfuit, éperdu, presque honteux, comme s’il eût pénétré dans un temple où il n’avait pas le droit d’entrer.
19 octobre 1882
Un coup d'Etat
Paris venait d’apprendre le désastre de Sedan. La République était proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura jusqu’après la Commune. On jouait au soldat d’un bout à l’autre du pays.
Des bonnetiers étaient colonels faisant fonction de généraux ; des revolvers et des poignards s’étalaient autour de gros ventres pacifiques enveloppés de ceintures rouges ; de petits bourgeois devenus guerriers d’occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.
Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à système affolait ces gens qui n’avaient jusqu’ici manié que des balances, et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait des innocents pour prouver qu’on savait tuer ; on fusillait, en rôdant par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les herbages.
Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à des casernes ou à des ambulances.
Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de l’armée et de la capitale ; mais une extrême agitation le remuait depuis un mois, les partis adverses se trouvaient face à face.
Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà, légitimiste rallié à l’Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un adversaire déterminé dans le Docteur Massarel, gros homme sanguin, chef du parti républicain dans l’arrondissement, vénérable de la loge maçonnique du chef-lieu, président de la Société d’agriculture et du banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait sauver la contrée.
En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la place de la mairie.
Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde : « Vive la patrie ! » Et ce cri, on l’avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu’un souvenir odieux de la grande Révolution.
Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont l’un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur apporta le journal.
M. Massarel l’ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les bras au ciel dans un geste d’exaltation, il se mit à vociférer de toute sa voix devant les deux ruraux affolés :
— Vive la République ! vive la République ! vive la République !
Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d’émotion.
Et comme le paysan reprenait : « Ça a commencé par des fourmis qui me couraient censément le long des jambes », le Docteur Massarel s’écria :