Puis j’entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches d’arbres me caressaient le visage ; et parfois j’attrapais une feuille avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d’un bonheur tumultueux et comme insaisissable, d’une sorte d’ivresse de force.
En approchant du château, je cherchai dans ma poche la lettre que j’avais pour le jardinier, et je m’aperçus avec étonnement qu’elle était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans m’acquitter de ma commission. Puis je songeai que j’allais montrer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d’ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.
Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L’herbe emplissait les allées ; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.
Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet, un vieil homme sortit d’une porte de côté et parut stupéfait de me voir Je sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut, la retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et prononça :
« Eh bien ! Qu’est-ce que vous désirez ? »
Je répondis brusquement :
« Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de votre maître ; je veux entrer dans ce château. »
Il semblait atterré. Il déclara :
« Alors, vous allez dans… dans sa chambre ? »
Je commençai à m’impatienter.
« Parbleu ! Mais est-ce que vous auriez l’intention de m’interroger, par hasard ? »
Il balbutia :
« Non… Monsieur… mais c’est que… c’est qu’elle n’a pas été ouverte depuis… depuis la… mort. Si vous voulez m’attendre cinq minutes, je vais aller… aller voir si… »
Je l’interrompis avec colère :
« Ah ! Ça voyons, vous fichez-vous de moi ? Vous n’y pouvez pas entrer, puisque voici la clef. »
Il ne savait plus que dire.
« Alors, Monsieur, je vais vous montrer la route.
— Montrez-moi l’escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans vous.
— Mais… Monsieur… cependant… »
Cette fois, je m’emportai tout à fait :
« Maintenant, taisez-vous, n’est-ce pas ? Ou vous aurez affaire à moi. »
Je l’écartai violemment et je pénétrai dans la maison.
Je traversai d’abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je montai l’escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.
Je l’ouvris sans peine et j’entrai.
L’appartement était tellement sombre que je n’y distinguai rien d’abord. Je m’arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses oreillers, dont l’un portait l’empreinte profonde d’un coude ou d’une tête comme si on venait de se poser dessus.
Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu’une porte, celle d’une armoire sans doute, était demeurée entrouverte.
J’allai d’abord à la fenêtre pour donner du jour et je l’ouvris ; mais les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les faire céder.
J’essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je m’irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s’étaient enfin parfaitement accoutumés à l’ombre, je renonçai à l’espoir d’y voir plus clair et j’allai au secrétaire.
Je m’assis dans un fauteuil, j’abattis la tablette, j’ouvris le tiroir indiqué. Il était plein jusqu’aux bords. Il ne me fallait que trois paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.
Je m’écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n’y pris point garde, pensant qu’un courant d’air avait fait remuer quelque étoffe. Mais, au bout d’une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C’était tellement bête d’être ému, même à peine, que je ne voulus pas me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la seconde des liasses qu’il me fallait ; et je trouvais justement la troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m’étais retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l’avais pas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.
Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le fauteuil où j’étais assis une seconde plus tôt.
Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m’abattre à la renverse ! Oh ! Personne ne peut comprendre, à moins de les avoir ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L’âme se fond ; on ne sent plus son cœur ; le corps entier devient mou comme une éponge, on dirait que tout l’intérieur de nous s’écroule.
Je ne crois pas aux fantômes ; eh bien ! J’ai défailli sous la hideuse peur des morts, et j’ai souffert, oh ! Souffert en quelques instants plus qu’en tout le reste de ma vie, dans l’angoisse irrésistible des épouvantes surnaturelles.
Si elle n’avait pas parlé, je serais mort peut-être ! Mais elle parla ; elle parla d’une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. Je n’oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai ma raison. Non. J’étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais ; mais cette espèce de fierté intime que j’ai en moi, un peu d’orgueil de métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Je posais pour moi et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu’elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plus tard, car je vous assure que, dans l’instant de l’apparition, je ne songeais à rien. J’avais peur.
Elle dit :
« Oh ! Monsieur, vous pouvez me rendre un grand service ! »
Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un bruit vague sortit de ma gorge.
Elle reprit :
« Voulez-vous ? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre affreusement. Je souffre, oh ! Je souffre ! »
Et elle s’assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait :
« Voulez-vous ? »
Je fis : « Oui ! » de la tête, ayant encore la voix paralysée.
Alors elle me tendit un peigne en écaille et elle murmura :
« Peignez-moi, oh ! Peignez-moi ; cela me guérira ; il faut qu’on me peigne. Regardez ma tête… Comme je souffre ; et mes cheveux comme ils me font mal ! »
Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.
Pourquoi ai-je fait ceci ? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent à la peau une sensation de froid atroce comme si j’eusse manié des serpents ? Je n’en sais rien.
Cette sensation m’est restée dans les doigts et je tressaille en y songeant.