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Comprenez-moi bien. Nous pouvons mourir, vous ou moi. Vous pouvez mourir d’une chute de cheval, puisque vous montez chaque jour ; vous pouvez mourir d’une attaque, d’un duel, d’une maladie de cœur, d’un accident de voiture, de mille manières, car, s’il n’y a qu’une mort, il y a plus de façons de la recevoir que nous n’avons de jours à vivre.

Alors, votre sœur, votre frère et votre belle-sœur trouveront mes lettres ?

Croyez-vous qu’ils m’aiment ? Moi, je ne le crois guère. Et puis, même s’ils m’adoraient, est-il possible que deux femmes et un homme, sachant un secret, – un secret pareil, – ne le racontent pas ?

J’ai l’air de dire une très vilaine chose en parlant d’abord de votre mort et ensuite en soupçonnant la discrétion des vôtres.

Mais nous mourrons tous, un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Et il est presque certain qu’un de nous deux précédera l’autre sous terre. Donc, il faut prévoir tous les dangers, même celui-là.

Quant à moi, je garderai vos lettres à côté des miennes, dans le secret de mon petit secrétaire. Je vous les montrerai là, dans leur cachette de soie, côte à côte dormant, pleines de votre amour, comme des amoureux dans un tombeau.

Vous allez me dire : “Mais, si vous mourez la première, ma chère, votre mari les trouvera, ces lettres.”

Oh ! Moi, je ne crains rien. D’abord, il ne connaît point le secret de mon meuble, puis il ne le cherchera pas. Et même s’il le trouve, après ma mort, je ne crains rien.

Avez-vous quelquefois songé à toutes les lettres d’amour trouvées dans les tiroirs des mortes ? Moi, depuis longtemps j’y pense, et ce sont mes longues réflexions là-dessus qui m’ont décidée à vous réclamer mes lettres.

Songez donc que jamais, vous entendez bien, jamais une femme ne brûle, ne déchire, ne détruit les lettres où on lui dit qu’elle est aimée. Toute notre vie est là, tout notre espoir, toute notre attente, tout notre rêve. Ces petits papiers, qui portent notre nom et nous caressent avec de douces choses, sont des reliques, et nous adorons les chapelles, nous autres, surtout les chapelles dont nous sommes les saintes. Nos lettres d’amour, ce sont nos titres de beauté, nos titres de grâce et de séduction, notre orgueil intime de femmes, ce sont les trésors de notre cœur. Non, non, jamais une femme ne détruit ces archives secrètes et délicieuses de sa vie.

Mais nous mourons, comme tout le monde, et alors… alors ces lettres, on les trouve ? Qui les trouve ? L’époux ? Alors que fait-il ? – Rien. Il les brûle, lui.

Oh ! J’ai beaucoup songé à cela, beaucoup. Songez que tous les jours meurent des femmes qui ont été aimées, que tous les jours les traces, les preuves de leur faute tombent entre les mains du mari, et que jamais un scandale n’éclate, que jamais un duel n’a lieu.

Pensez, mon cher, à ce qu’est l’homme, le cœur de l’homme. On se venge d’une vivante ; on se bat avec l’homme qui vous déshonore, on le tue tant qu’elle vit, parce que… oui, pourquoi ? Je ne le sais pas au juste. Mais, si on trouve, après sa mort, à elle, des preuves pareilles, on les brûle, et on ne sait rien, et on continue à tendre la main à l’ami de la morte, et on est fort satisfait que ces lettres ne soient pas tombées en des mains étrangères et de savoir qu’elles sont détruites.

Oh ! Que j’en connais, parmi mes amis, des hommes qui ont dû brûler ces preuves, et qui feignent ne rien savoir, et qui se seraient battus avec rage s’ils les avaient trouvées quand elle vivait encore. Mais elle est morte. L’honneur a changé. La tombe c’est la prescription de la faute conjugale.

Donc je peux garder nos lettres qui sont, entre vos mains, une menace pour nous deux.

Osez dire que je n’ai pas raison.

Je vous aime et je baise vos cheveux.

ROSE. »

J’avais levé les yeux sur le portrait de la tante Rose, et je regardais son visage sévère, ridé, un peu méchant, et je songeais à toutes ces âmes de femmes que nous ne connaissons point, que nous supposons si différentes de ce qu’elles sont, dont nous ne pénétrons jamais la ruse native et simple, la tranquille duplicité, et le vers de Vigny me revint à la mémoire :

« Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr. »

29 février 1888

La nuit

Cauchemar

J’aime la nuit avec passion. Je l’aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d’un amour instinctif, profond, invincible. Je l’aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent. Les alouettes chantent dans le soleil, dans l’air bleu, dans l’air chaud, dans l’air léger des matinées claires. Le hibou fuit dans la nuit, tache noire qui passe à travers l’espace noir, et, réjoui, grisé par la noire immensité, il pousse son cri vibrant et sinistre.

Le jour me fatigue et m’ennuie. Il est brutal et bruyant. Je me lève avec peine, je m’habille avec lassitude, je sors avec regret, et chaque pas, chaque mouvement, chaque geste, chaque parole, chaque pensée me fatigue comme si je soulevais un écrasant fardeau.

Mais quand le soleil baisse, une joie confuse, une joie de tout mon corps m’envahit. Je m’éveille, je m’anime. À mesure que l’ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux. Je la regarde s’épaissir la grande ombre douce tombée du ciel : elle noie la ville, comme une onde insaisissable et impénétrable, elle cache, efface, détruit les couleurs, les formes, étreint les maisons, les êtres, les monuments de son imperceptible toucher.

Alors j’ai envie de crier de plaisir comme les chouettes, de courir sur les toits comme les chats ; et un impétueux, un invincible désir d’aimer s’allume dans mes veines.

Je vais, je marche, tantôt dans les faubourgs assombris, tantôt dans les bois voisins de Paris, où j’entends rôder mes sœurs les bêtes et mes frères les braconniers.

Ce qu’on aime avec violence finit toujours par vous tuer. Mais comment expliquer ce qui m’arrive ? Comment même faire comprendre que je puisse le raconter ? Je ne sais pas, je ne sais plus, je sais seulement que cela est. – Voilà.

Donc hier – était-ce hier ? – oui, sans doute, à moins que ce ne soit auparavant, un autre jour, un autre mois, une autre année, – je ne sais pas. Ce doit être hier pourtant, puisque le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ?… Qui le dira ? Qui le saura jamais ?

Donc hier, je sortis comme je fais tous les soirs, après mon dîner. Il faisait très beau, très doux, très chaud. En descendant vers les boulevards, je regardais au-dessus de ma tête le fleuve noir et plein d’étoiles découpé dans le ciel par les toits de la rue qui tournait et faisait onduler comme une vraie rivière ce ruisseau roulant des astres.

Tout était clair dans l’air léger, depuis les planètes jusqu’aux becs de gaz. Tant de feux brillaient là-haut et dans la ville que les ténèbres en semblaient lumineuses. Les nuits luisantes sont plus joyeuses que les grands jours de soleil.

Sur le boulevard, les cafés flamboyaient ; on riait, on passait, on buvait. J’entrai au théâtre, quelques instants, dans quel théâtre ? Je ne sais plus. Il y faisait si clair que cela m’attrista et je ressortis le cœur un peu assombri par ce choc de lumière brutale sur les ors du balcon, par le scintillement factice du lustre énorme de cristal, par la barrière du feu de la rampe, par la mélancolie de cette clarté fausse et crue. Je gagnai les Champs-Élysées où les cafés-concerts semblaient des foyers d’incendie dans les feuillages. Les marronniers frottés de lumière jaune avaient l’air peints, un air d’arbres phosphorescents. Et les globes électriques, pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verres de couleur.