— Je ne sais pas de quoi vous parlez.
— Peut-être que si, mais passons. Vous me permettez de téléphoner, madame Purgon ?
— Naturellement.
Je suis déjà au biniou, à composer le numéro de la Grande Cabane. Je réclame Mathias et l'obtiens.
— Salut, Van Gogh ! Tu as progressé, depuis l'aube ?
— Vaguement. Vous vouliez connaître les raisons ayant motivé la mise à la retraite anticipée du commandant Purgon ; or celles-ci sont assez ténébreuses. II semblerait, à travers ce qu'on en peut connaître, que Maurice Purgon aurait commis une faute professionnelle sur la personne d'un militaire détenu en prison. L'homme en question aurait reçu une dose de calmant ayant entraîné son décès. Il était très agité et c'est la raison pour laquelle on avait mandé le médecin à son chevet.
— De quel délit s'était-il rendu coupable ?
— Il était accusé d'avoir violé une petite fille.
— Merci, Mathias, tu peux arrêter tes investigations.
Je raccroche. Comme le bigophone se trouve à proximité de la croisée, je soulève un rideau de celle-ci, ce qui m'offre une plongée imparable sur le café d'en face, au rade duquel Sa Majesté Béru Ier écluse un calva dégustation. En me penchant davantage, je peux apercevoir M. Blanc, adossé au capot de la Maserati. Un camion de livraison stationné en double file obstrue la petite rue provinciale. Tout est calme, serein.
Je reviens prendre ma place cavalière, face à la pharmacienne.
— C'est fou ! dis-je.
— Quoi donc ?
— La ressemblance.
— Nous sommes de vrais jumeaux, dit-elle avec une attendrissante fierté.
— A ce point, c'est hallucinant. Seule différence, légère, d'ailleurs la voix. Evidemment, celle de Maurice est plus basse que la vôtre.
Ça ne la surprend pas que j'appelle son frère par son prénom. Quelque part, cette familiarité crée une sorte de vague complicité.
— La vue diffère aussi, fais-je. Il porte des lunettes aux verres moins épais.
— C'est exact ; vous êtes observateur.
— Flic ! réponds-je, du ton qu'emploie Harpagon pour lancer sa fameuse objection : « Sans dot ! »
La troisième différence, fondamentale celle-là, je ne la lui signale pas. C'est une chose que je garde pour moi. Une chose qui fut déterminante. J'en demande pardon à mes lecteurs ayant la bouche en chemin d'œuf (si d'aventure j'en ai encore), mais quand ils font pipi, le bruit de leur miction est différent. C'est cela qui m'a frappé la nuit passée, dans la chambre de Francine de Saint-Braque. Lorsque la fausse Anne-Marie Purgon s'est levée, elle est passée dans sa salle de bains pour uriner. A leur âge, la vessie vacille. Son autonomie n'est pas grande et ses nécessités impérieuses. C'est là qu'il y a eu « déclenchement » dans mon cigare, Edgar. Je me suis dit « Mais, bon Dieu, c'est un mec qui lancequinait, tout à l'heure ! » Tu vois à quoi tiennent les circonstances ? Maurice n'aurait pas eu besoin de lâcher un fil, je passais à côté de la gagne.
Et du temps qu'on se dit tout, du temps que je m'épanche, moi aussi, laisse-moi te révéler que le fameux mot balancé par la grosse Germaine et qui a fait gagner cent balles à Jérémie, c'était le mot « jumeau ». Son frère jumeau ! Là, l'horizon s'éclairait pleins feux.
— Où est-il allé, madame Purgon ?
Elle a un frémissement de toute sa tête.
— Cela, je n'en sais fichtre rien, monsieur le policier.
Je fais un curieux saut sur ma chaise afin de me rapprocher d'elle. Manque de bol, un pied de mon siège coince la queue d'un matou, lequel renaude sauvagement.
— Oh ! mon pauvre chérubin ! se désole la pharmacienne.
— Navré, dis-je. Mais ce n'est pas grave.
Je laisse se refroidir l'incident, puis j'avance ma main virile sur sa patte de poule (identique à celle de son frangin).
— J'aimerais que vous compreniez une chose, madame Purgon : je suis un policier, certes, mais je ne vous veux aucun mal. Au contraire, j'aimerais pouvoir vous aider. Seulement, pour cela, il faut tout me dire. Plus je serai au courant de la situation, mieux je pourrai la contrôler.
Moi, je ne suis pas comme Béru : les vieux m'émeuvent. Je ne les respecte pas parce qu'ils ont vécu longtemps, mais parce qu'ils doivent vivre encore. Je devine leur grande fatigue, leur renoncement profond. Ils continuent d'affronter un monde qui leur devient de plus en plus étranger. Ce sont les naufragés du temps.
Et tu sais ce qu'elle répond à mon discours ? D'une pauvre voix de vieille petite fille dépassée par les circonstances :
— Vous êtes gentil, monsieur le policier.
Oui, c'est vrai, je suis gentil. Si je le suis, j'ai pas de mérite à cela, c'est parce que je comprends les choses.
— Votre vie a été traumatisée à tout jamais par le drame que vous avez vécu en Afrique, n'est-ce pas ?
Elle fait « oui » de la tête. Des larmes dégoulinent par-dessous les épaisses lunettes bleutées.
— Cette tragédie, poursuis-je, a particulièrement affecté votre frère et il aura passé sa vie à venger votre mère et votre sœur. Au lieu de se calmer avec l'âge, cette rancune n'a fait que croître. Elle est devenue obsessionnelle. Maurice a déclaré la guerre aux violeurs d'enfants. Une guerre sans merci qui, d'ailleurs, lui aura coûté sa carrière. N'est-ce pas ?
Nouvelle approbation muette. Ses larmes se font de plus en plus abondantes.
— Quelle étrange histoire que la vôtre, soupiré-je. Vous étiez tellement soudés par le malheur que vous ne vous êtes mariés ni l'un ni l'autre. Vous formez une sorte de couple farouche, uni par le souvenir sanglant de la famille saccagée, et réchauffé par la haine. Je suppose qu'au lieu de se calmer avec le temps, celle-ci n'a fait que croître dans le cœur de Maurice. Ne pensez-vous pas que sa raison en a été ébranlée ?
Elle ne saisit pas la perche que je lui tends. C'est une naïve, dans son genre, Mme Purgon.
— Lui ? Oh ! non, il n'est pas fou. Au contraire, tout est très bien agencé dans son esprit.
— Il consacre son existence à rechercher les violeurs d'enfants, n'est-ce pas ? Ceux qui ont payé leur dette à la Justice, soi-disant, ne sont pas quittes envers Maurice Purgon. Il les retrouve, où qu'ils soient, et il les émascule. Et chaque fois, c'est sa mère et sa petite sœur qu'il venge, n'est-ce pas ?
Elle continue de hocher la tête affirmativement. Je pense qu'elle a été convertie par son jumeau, qu'elle a adopté sa philosophie du talion. Un talion qui ne se terminera qu'avec eux. Elle est tout aussi dérangée que Maurice et c'est pourquoi elle le trouve sain d'esprit, voire également saint, à la rigueur. Il est, à ses yeux, investi d'une mission sacrée. Il supplée à la carence de la justice. Probablement situe-t-elle la sienne entre celle des hommes et celle de Dieu ? J'ai lu, au cours de ces dernières années, dans les faits divers, la relation de ces ablations d'organes. Il s'en est produit en Italie, en Allemagne, au Maroc… Ainsi, elles étaient dues à un même singulier personnage : le docteur Maurice Purgon ! Et dans sa folie, l'ancien médecin militaire conserve les horribles trophées ! Impensable !
— Il se déplaçait beaucoup, n'est-ce pas ? rêvassé-je.
— Oui.
— Il pourchassait les sadiques violeurs d'enfants au-delà de nos frontières ?
— Maurice est un homme cultivé qui lit la presse de plusieurs pays : il parle cinq langues !
Comme elle est fière de lui !
— Pourquoi avoir permuté, madame Purgon ?
— Pardon ?
— Je veux dire, pourquoi est-il venu s'installer ici en jouant votre personnage, ce qui n'était pas difficile, compte tenu de votre incroyable ressemblance, et pourquoi êtes-vous, vous, allée habiter son studio de Paris ?
Elle semble si gentille, mammy Purgon. Si douce ! Elle doit donner beaucoup d'elle-même aux autres. Les conseiller. Leur prodiguer de ces remèdes indécis que peut proposer un pharmacien sans la caution d'un médecin : maux de gorge, plaies purulentes, règles douloureuses, migraines, otites, ulcérations de l'estomac, insomnies tenaces, constipations chroniques. Et puis il y a cette faille gigantesque dans son être : sa foi totale en son frère meurtrier par « volonté de justice ».
— La dernière fois qu'il a « opéré », c'était en Belgique. Je crois qu'il a eu quelques problèmes et qu'il s'est fait repérer. A son retour, il m'a demandé que nous échangions nos habitudes. Comme il est médecin et qu'il vient faire de fréquents séjours ici, la pharmacie ne lui posait aucun problème. De mon côté, ça m'a fait du bien de dételer un peu. Certes, cela m'a contrariée à cause de mes chats, mais Maurice les aime autant que moi et je sais qu'il s'occupe bien d'eux. Notez qu'il a eu raison de prendre cette précaution. Pendant mon séjour chez lui, quelqu'un est venu frapper à ma porte : un homme jeune qui n'avait pas très bon genre. Il m'a demandé M. Purgon. Je lui ai répondu qu'il n'y avait pas de M. Purgon, mais une Mlle Purgon : moi ! Il a paru déconcerté et s'est retiré sans préciser l'objet de sa visite. Evidemment s'il avait demandé à la concierge… Mais cet individu semblait peu soucieux de se faire remarquer.
Elle ajoute en glissant ses doigts décharnés dans le pelage soyeux d'un greffier angora blanc :
— Je suis bien aise de retrouver ma maison.
Comme ça. Simplissimo ! La carburation doit avoir des ratés, chez mémère. Elle te raconte les sinistres exploits du frangin et sa satisfaction de rentrer au bercail. L'innocence, te dis-je. L'innocence désarmante. Pour elle, buter un violeur et lui sectionner le sexe ne constitue pas un crime, mais au contraire un exploit !
— Vous savez que Maurice conserve les sexes qu'il prélève sur ses…
Je n'ose lui sortir le mot « victimes » qui la ferait bondir et romprait le charme.
— Les sexes qu'il prélève sur ces gredins, reprends-je.
Elle a un haut-le-corps.
— Quelle idée !
— Il ne vous l'a pas dit ?
— Mais enfin, ce serait de la démence !
OUI, C'EST DE LA DEMENCE ! J'esquive. Le frelot ne s'est donc pas confié totalement. Même vis-à-vis de sa sœur pourtant fanatisée, il garde des coins d'ombre.
— Vous êtes au courant, pour le docteur Pardevent ?
Elle prend une expression affligée.
— Seigneur, je viens d'apprendre la chose ! Quelle horreur ! Cette gentille fille ! Un peu à gauche question idées, mais ça ne l'empêchait pas d'être une excellente praticienne, et dévouée !
— Il y a des exceptions, dis-je.
— La preuve ! Marie-France avait un caractère assez rugueux, mais le cœur sur la main. Elle vivait en artiste ; un peu trop pour un médecin de province, néanmoins elle était appréciée dans la contrée. J'espère qu'on découvrira son meurtrier et qu'il paiera !
— Vous n'avez pas la moindre idée quant à l'identité de ce dernier ?
Elle est soufflée.
— Moi ? Mais, monsieur le détective, comment voulez-vous que j'aie une idée ! Ce n'est sûrement pas quelqu'un de la région, mais un malandrin, je suppose. Un de ces autostoppeurs hirsutes qui vous font froid dans le dos.
— Bien sûr.
— Il est venu ici avec ?
— Oui, mais comme il se faisait passer pour moi, il l'avait cachée sous la remise du père Maréchal ; un vieux bonhomme sans famille qu'on a conduit récemment à l'hospice.
— Qu'est-ce que c'est comme véhicule ?
— Une Mercedes déjà ancienne. Grise.
— Quatre portes ?
— Oui, pourquoi ?
— Immatriculée ?
— Dans le Morbihan, à cause de notre demeure de Belle-Ile.
— Bien sûr. Vous ne vous rappelez pas le numéro ?
— Grands dieux ! Je ne l'ai même jamais regardé. Pourquoi ?
— Pour rien, madame Purgon. Je vous laisse soigner vos gentils pensionnaires.
Elle me tend sa patte de gallinacé ornée d'une bague dont la pierre est une opale. J'aime pas l'opale, on dit qu'elle porte la scoume. Mais comme je ne suis pas superstitieux, je vais essayer de l'aimer. En fait, ça me fait songer à un œil crevé.
— Au fait, madame Purgon, votre frère ne vous a rien dit pour expliquer son départ précipité ?
— On voit que vous ne connaissez pas Maurice !
Si, je le connais. Dans le rôle d'Anne-Marie, certes, mais enfin, c'était tout de même Maurice, non ?
— Pourquoi ?
— C'est un homme très… compartimenté. Il y a les instants où il agit, et puis les instants où il parle ; il ne fait jamais les deux en même temps.
— Et en ce moment, il est dans sa phase active, n'est-ce pas ?
Exactement.