— Gonzague, votre « messe » noire de la pleine lune est destinée aux « requêtes », m'avez-vous dit ?
— Chacun sa foi, s'excuse le nobliau.
— Bien sûr. Je ne voudrais pas violer votre vie spirituelle, mais quel genre de chose implorez-vous du Seigneur ou du Malin ?
— Vous franchissez là, commissaire, les limites sacrées de…
— Je sais. Je vous demande pardon. Je n'agis pas par curiosité mais parce que votre réponse serait, je le subodore, un élément positif. Tenez, on fait un compromis. Dites-moi simplement, en votre âme et conscience, si vous avez été exaucé.
On continue de marcher en silence. J'ai senti se tendre ses muscles. Nous voilà à l'entrée du labyrinthe. On perçoit comme un fourmillement des mammifères (lapins, rats, mulots ?) se terrent dans l'épaisseur des buis à notre approche.
— Vous refusez de me répondre ?
Alors il s'arrête, se dégage de mon étreinte et murmure gravement :
— Dans un sens, oui.
— Merci.
On continue d'avancer, mais cette fois il reste derrière moi. Je me rends sur le lieu du crime. Plus la moindre trace. La pluie de la dernière nuit a fait se redresser l'herbe. Elle a lavé le sang qui la souillait. La nature, tu peux compter sur elle pour effacer les saloperies des hommes. Même les plus cruels champs de bataille redeviennent des terres à blé !
Je songe à ce tube de rouge à lèvres découvert ici même par Béru… il me revient à l'esprit. Je l'ai encore en poche. Je le sors pour l'examiner à l'endroit où il fut trouvé. Et un détail me saute aux yeux : il est neuf. N'a jamais servi ! L'une de ces « dames pouffiasses » possède certes le même, mais il s'agit d'une marque très courante. J'ai d'ailleurs aperçu le pareil, récemment, dans un coffret, avec du fard à joue et un petit pinceau… Sur un présentoir ou dans une vitrine. Oui, dans une vitrine ! Je remets le capuchon du tube, le glisse dans ma fouille. Je me sens tout cradingue, c'est dur de ne pas se laver après une nuit blanche. Besoin d'un bon grand bain, et aussi de changer de linge.
Un des loubars s'amène dans le parc en criant :
— Commissaire ! Téléphone !
— Rentrons ! dis-je à Gonzague.
On se fait un petit canter, côte à côte, pareils aux glandus qui secouent leurs culs dans le bois de Boulogne.
Il fait déjà frais pour la saison car notre respiration forme un léger panache de buée.
— Je sais ce que vous avez demandé à l'Esprit Saint ou Malin, l'autre nuit, Gonzague.
Il continue de trotter. On dirait un bourrin maigre qui court à son avoine.
— Ça concerne votre cousine Francine, n'est-ce pas ?
Il cavale toujours, coudes au corps, la tête droite, le regard perdu sur la ligne bleue du toit d'ardoise.
— Vous réprouvez sa vie de pétasse, dis-je. Elle vous fait horreur. Vous êtes un homme vertueux. Elle déshonore votre famille par ses frasques de cocotte en chaleur. Votre existence en est gâchée. Vous implorez un châtiment pour elle. « Salope de tueuse ! » Le joli message était de vous.
Il se laisse glisser en queue de peloton pour échapper à mon interrogatoire si bizarrement mené. J'escalade le perron.
C'est Jérémie. Il me confirme l'alibi du cousin. Il a bel et bien joué les elfes dans les bois de Saint-Cucufa.
— Tu as besoin de moi tout de suite ? s'inquiète-t-il.
— Non, tu peux rester à Paris.
— Mais ta voiture ?
Le cousin ne refusera sûrement pas de me servir de chauffeur.
Un temps. Je le sens gêné, puis il plonge :
— Agnès aussi peut s'attarder ici ?
— Prends ton temps, mais chausse ton zob d'une capote, ces gueuses sont si dévergondées que je ne voudrais pas te voir ramasser une saloperie ; les culs les plus distingués peuvent véhiculer le sida ou la vérole !
— Comme tu y vas !
— Pense à Ramadé !
— T'es chié ! C'est toi qui me prêches la vertu ! Un libertin de ton espèce !
— Justement, ma parole n'en a que plus de prix. Et puis, d'ailleurs, je ne suis pas un libertin, tête de nègre, mais un Gaulois. Un Gaulois paillard, un Gaulois baiseur, j'admets. Pourtant il n'y a rien de vicelard en moi.
Il ricane :
— C'est tes mémoires que tu prépares, grand chef ? Ton testament spirituel ?
— Elle est bien salopiote, l'Agnès ? coupé-je.
— Un don ! Ces femmes sont des surdouées de l'amour.
Le cousin est resté à distance.
— La surveillance est levée, lui dis-je : vous pouvez faire ce que bon vous semble. Dites-moi, cher Gonzague, vos fameuses requêtes de la pleine lune paraissent être entendues et exaucées. La cousine Francine vit une sale histoire qui peut fort bien infléchir sa vie dissolue.
Tout en parlant, je compulse l'annuaire pour trouver le bigophone de l'hostellerie du Coq en Plâtre de Houdan. J'obtiens le Gros. Il a la bouche pleine et son élocution donne à penser qu'il a forcé sur les boissons fermentées.
— Not news of Purgon ! me déclare-t-il en un anglais irréprochable, sans doute parce que des oreilles aubergistes traînent dans son voisinage. Par contre, j'peux t'dire que l'omelette norvégienne est catégorique ! Charogne, j'm'en ai fait r'faire une deuxième. Et d'ton côté, quoi d'nouveau, Poussy Cat ?
— Ça baigne.
— Bravo ! J'attends encore longtemps ?
— Jusqu'à ce soir par acquit de conscience.
— Si j'pouvrais passer la noye ici ça m'arrang'rait. Y a un'serveuse rousse, Solange, qu'j't'en cause pas. Dodue, un cul de couturière et des nichons qui t'évitent de t'servir d'oreiller. J'en peux plus d'elle ! Elle boite, biscotte son pied bot et elle a un œil qui tourne, mais un' fois à l'horizontale, av'c ma joue cont' la sienne, j'm'en accommode.
— Reste le temps que tu voudras, soupiré-je.
Cette autorisation arrachée sans combattre l'inquiète.
— Dis-moi pas qu't'as plus b'soin de moi, Sana ! éplore l'Enflure.
— Ecoute, Gros, sentencié-je, je sais bien que tu as toujours été porté sur la fesse, mais depuis deux jours tu ne fais plus que ça. Dès qu'on s'approche d'une frangine, tu largues tout pour lui sauter dessus ! Ça tourne à l'obsession, chez toi, mec. T'as la maladie du taureau, après avoir eu celle du bœuf ! Alors lime, lime, mon Gros, et que Dieu t'emplisse les burnes !
Je raccroche.
— Cousin, cela vous contrarierait-il de me conduire jusqu'à Vilain-le-Bel : je suis sans moyen de locomotion.
— Avec plaisir.
Il me crache à la pharmacie, comme je le lui ai demandé.
— Dois-je vous attendre ? s'informe-t-il civilement.
— Inutile, Gonzague, car j'ignore le temps que je vais passer ici. Mais j'ai des bus pour me rapatrier, merci.
Il semble indécis.
— Vraiment, je peux rentrer chez moi, commissaire ?
— Tout à fait. Après tout, on n'a à vous reprocher qu'un bris de verre et une double insulte à votre parente. Ce sont là des choses vénielles.
Je lui adresse un geste bénisseur et pénètre dans le magasin. Mme Lecolombier, la femme du maire, discute avec Germaine de « l'assassinat » du docteur Pardevent. Elle est venue acheter un paquet de Tampax, bien que sa méno soit consommée depuis lurette. Mais c'est une personne coquette, qui aime faire accroire. Elle propose ensuite ses emplettes à sa bonne portugaise en prenant un léger bénéfice.
La grosse préparatrice rougit en m'apercevant. Il faut dire que je l'ai vue dans des postures qui n'ajoutaient rien à son standing, non plus qu'à celui de son époux.
— Mme Purgon n'est pas là ? lui demandé-je.
— Elle vient de remonter à l'appartement.
C'est ça, leur petite vie, en temps normal. La vieillarde descend au magasin puis remonte à l'appartement. Lent va-et-vient qui rythme leur vie à toutes deux. Lorsqu'il y a presse, Germaine Letailleur actionne un timbre pour prévenir la patronne d'arriver à la rescousse. A quatre heures, la mère Purgon doit préparer du thé, j'en mettrais ta bite à couper. Elle le descend à la pharmacie pour le prendre avec son employée. Lorsque le docteur assassin a pris la place de sa jumelle, s'est-il plié à ces petites habitudes ? Probablement que oui. Il a eu le temps de les observer lors de ses séjours à Vilain-le-Bel.