— Gagné ! admet Toinet, dépité.
— Comment sais-tu cela ? demandé-je au garnement.
— Hier soir, je vérifiais si le mot « chibre » figure dans le dico et j'sus tombé sur chaenichthys ; je l'ai trouvé intéressant. Du coup, j'sais pas si chibre s'y trouve.
Le couple se désunit enfin. C'est beau, des mammifères. Ça m'aurait fait chier d'être un poisson ou un reptile.
Le Gros et la Grosse sont haletants de leur farouche baiser. Ils ont le sensoriel en émoi. Dès que nous aurons vidé les lieux, le mouflet et moi, ce sera fête dans les calbutes.
— Tu voulais absolument me voir, Alexandre-Benoît ?
— Moi ?
Il est encore chaviré, le tendre amant Et puis, ça lui revient.
— Oh ! oui. M'agine-toi que pendant que je me trouvais à la Grande Taule, une gonzesse est venue te demander avec insistance. Genre chochotte guindée, crâneuse un brin, le côté « baron, vot' bite a un goût ».
Pourquoi la description évoque-t-elle aussitôt dans mon esprit Francine de Saint-Braque, celle qui s'occupe de la rédemption des jeunes anciens détenus ? Parce qu'elle est évocatrice, tu crois ?
Je murmure :
— Francine de Saint-Braque ?
— Textuel. Tu vois de qui est-ce j'cause ?
— Que me voulait-elle ?
— Une sale histoire, Sana, vient d'arriver dans le parc d'son château. Elle s'occupe de jeunes déglingués à c'qu'elIe raconte.
— Elle s'en occupe tout à fait, assuré-je. Et alors ?
— Y en a un qui s'est fait buter.
— Un dénommé Riton ?
— Textuel ! T'es au courant ?
— Je suis l'homme qui précède l'événement, tu sais bien ! Il est mort comment, le petit Riton ?
— On lui a cigogné la gargane au rasoir, dans un labyrinthe de buis.
— Voyez-vous ça !
— C'est pas tout. On y a aussi coupé le paf au ras du bide : le chibre et les roustons, tout le pacsif !
Berthe crie à l'horreur et emporte Toinet « en » cuisine, lui servir une tranche de tarte tatin, que ces histoires sauvages ne sont pas écoutables par les enfants !
Là, j'ai les cannes fauchagas ! Je revois le jeune Riton avec sa frime d'ange-voyou, sa démarche souple, ses longs cheveux ondulés. Et sa drôle d'expression, butée et pathétique quand il m'a lancé dans ma tire, avant de se casser : « L'autre nuit, c'était des bites, commissaire. De vraies bites ! Je le jure sur ma vie ! » Peut-être est-il mort de mon incrédulité ?
— C'est arrivé quand ? questionné-je.
— On a dû le repasser dans la nuit. C'est le jardinier qui a découvert le cadavre au matin. La gonzesse de Saint-Trucmuche a refusé d'appeler la police du coinsteau. Elle veut que ça soye toi qui s'en occupes, comme quoi t'as tous les éléments et qu'c'est pas la peine de fourvoyer les collègues des Yvelines sur une affaire qu'elle aura du mal à leur expliquer.
C'est un peu gonflé de sa part, Francine, pourtant je comprends assez sa réaction.
— Allons-y dis-je. Tu m'accompagnes ?
— Et comment. J'sus tout neuf, pour dire, Sana. Et j'pète le feu !
— Berthe peut s'occuper de Toinet ? Je lui avais promis le cinoche, mais compte tenu des circonstances…
— Elle l'y mènerera, assure le Mastar ; elle adore les enfants.
— Au fait, où est le vôtre ? m'enquis-je.
— En nourrice à la campagne. Elle voulait plus l'garder du temps de ma carapate. Y lu rappelait trop moi. C't'une sentimentale, on n'y peut rien !
Le manoir est en briques. Il est flanqué d'une tour ronde à un angle, d'une autre, carrée sur l'arrière. Une gigantesque glycine envahit façade. Un escalier à double révolution, avec rampe de fer forgé, mène au porche de style bricolo-gothique-Napoléon III. Un vaste terre-plein, semé de graviers qui giclent sous les pneus de ma Maserati, est entouré de jardinières peintes en vert qui laissent exubérer des gérania aux pimpantes couleurs.
Je suis attendu car, à peine mettons-nous pied à terre, que Mlle de Saint-Braque surgit. Elle porte un jean usagé et un gros pull rouge. Elle est très pâle, d'autant plus qu'elle n'a aucun maquillage.
Tandis qu'elle descend à ma rencontre, j'aperçois des visages à l'affût derrière les fenêtres. Frimes d'hommes et de femmes bourrelées d'inquiétude.
La dame-seigneur me tend sa main sèche comme une patte de poule et tout aussi griffue.
— C'est vraiment très gentil de vous déranger en personne, monsieur le commissaire.
Je regarde ma tocante.
— A quelle heure a-t-on découvert le corps ? demandé-je.
— Vers neuf heures du matin.
— Et il est dix-huit heures ! Vous êtes donc restée neuf heures avec un cadavre dans votre propriété sans alerter les autorités ! Vous comprenez bien que c'est un délit, mademoiselle de Saint-Braque ?
— Dès qu'on a trouvé ce malheureux Riton, je vous ai téléphoné, commissaire ! Vous étiez absent. J'ai réitéré mon appel toutes les demi-heures ; ensuite, de guerre lasse, je me suis rendue à votre bureau où je suis tombée sur monsieur, ici présent. Si Riton n'avait pas subi cette affreuse mutilation, j'aurais prévenu la gendarmerie du coin, mais cet épouvantable détail donnait un sens à son assassinat que vous seul pouviez comprendre étant donné ce qui a précédé.
Je hausse les épaules.
— Il faudra différer l'heure de la macabre trouvaille dans vos déclarations, sinon vous risquez de gros ennuis. Votre jardinier sera capable de bien mentir ?
— Espérons-le.
A cet instant, un homme grand, au cheveu très plat, portant un costar dont la coupe date d'avant-guerre et une chemise blanche à col cassé descend noblement le perron. Il est altier, un peu dindonnesque. Il a un énorme nez crochu, louche légèrement et sa bouche aux lèvres extra-minces paraît faite pour énoncer des sentences.
— Gonzague de Vatefaire, se présente-t-il. Je suis le cousin germain de Francine. Je vous présente mes devoirs, monsieur le commissaire. Ma parente m'a demandé de venir l'assister en cette cruelle circonstance et je…
Un raseur ! Un qui s'écoute et ne s'en lasse pas ! II m'est, d'entrée de jeu, antipathique.
— Vous aimez les westerns ? coupé-je.
Là, il reste le clape entrebâillé, sidéré.
— Pourquoi ? balbutie-t-il.
— Pour rien, comme ça.
Toujours est-il que j'ai obtenu le résultat escompté : il la boucle.
— Où est le corps ? demandé-je à Francine.
— Nous l'avons laissé sur place avec une bâche par-dessus.
— Très bien. Vous nous montrez ?
On la suit le long d'une allée qui débouche dans une espèce de clairière où l'on a composé jadis un labyrinthe avec des buis. Les arbustes ne sont plus taillés depuis lurette et les méandres vicieux du parcours initial se trouvent obstrués par endroits. L'hôtesse nous guide vers le centre du labyrinthe, par une espèce de sente sauvage qui démystifie l'élaboration savante du tracé.
Une bâche grise, usagée, est étalée sur un rectangle d'herbes folles, recouvrant un volume caractéristique.
Béru arrache la toile et je retrouve le pauvre gars Riton, couché de biais, exsangue, la gorge proprement tailladée par un meurtrier expérimenté qui n'a pas dû s'y prendre à plusieurs fois pour lui couper le corgnolon. La veine jugulaire sectionnée, il a continué de trancher les chairs. Une nappe de sang, en partie bue par le sol humide, s'étale sous le cadavre. Il a le pantalon à demi baissé, le slip idem, juste pour lui dégager les bijoux de famille (en anglais jewel's family). Là, le sale boulot a été pratiqué en dépit du bon sang. Sans doute, le meurtrier a-t-il été dérangé et a-t-il bâclé le « travail ».
Riton, vilainement transformé en gonzesse, a maintenant un trou aux lèvres déchiquetées à la place de son panais.