Je ne puis lire son expression, car il a les yeux clos.
Des sanglots secs secouent la poitrine plate de Francine.
— Ce cher petit, chougne-t-elle, c'est épouvantable !
Le cousin qui a ramené son grand pif de toucan tout con, croit opportun de dire :
— Et chez vous, ma bonne ! Dans votre demeure de famille ! Vous mesurez le scandale ? Qu'aviez-vous besoin de jouer les sœurs de la rédemption avec ces voyous !
Tandis qu'il admoneste sa parente, je me suis agenouillé sur la bâche pour étudier le mort et les environs. Sans avoir les qualités d'un médecin légiste, je détecte un coup sur la nuque. On dû l'estourbir dans un premier temps avant de lui décacheter la carotide. J'ai l'impression qu'il avait rencard dans le labyrinthe avec son meurtrier. Ce dernier s'y trouvait avant lui. Quand il s'est pointé, le vilain l'a assaisonné sec, ensuite il lui a tranché le gosier, puis les burnes.
J'aperçois quelques pièces de mornifle dans l'herbe. Elles sont vraisemblablement tombées de la poche de Riton. II porte un pantalon de velours côtelé dans les tons verdâtres, une chemise en lin noire et une sorte de gilet taillé dans de la toile de jean. C'est probablement du gilet qu'ont chû les pièces de monnaie.
Je fouille les fringues du pauvre garçon. Dans sa poche revolver, je trouve un vieux porte-brèmes avec sa carte d'identité, une image de première communion, quelques tickets de R.E.R. Dans le pantalon, un couteau de poche à plusieurs lames, deux biftons de cent pions, un de cinquante et trois pièces de dix balles. C'est tout.
— Quand l'a-t-on vu pour la dernière fois ? demandé-je à Francine de Saint-Braque.
— Hier au soir ; après la télévision, lorsque chacun est allé se coucher.
— Quelle heure ?
— Aux alentours de minuit.
— La séance de télé, c'était du direct ou de la vidéo ?
— Pourquoi ?
— Réponse ?
— De la vidéo.
— Un film porno ?
— Mais, commissaire…
— Il y a eu partouze comme tous les soirs ?
Là, le cousin se croit obligé de pèrenobler :
— Monsieur ! Vous outrepassez vos droits !
— Pas encore, réponds-je. Quand je t'aurai mis au bouc le crochet qui me démange les phalanges, alors là, oui, je commencerai de les outrepasser, mais jusqu'alors, tout baigne !
Béru m'adresse un petit signe. Je le suis à l'écart. Il me tend sa dextre ouverte, épanouie comme un dahlia.
— Vise ce que je viens de trouver dans les buis.
II s'agit d'un tube de rouge à lèvres d'une marque réputée.
— Bouge pas, Gros !
J'extrais mon porte-cartes, lequel comporte plusieurs volets de plexiglas, écarte les lèvres de l'un d'eux et demande au Mammouth d'y placer le tube. Ainsi, outre la propriétaire dudit, l'objet ne comportera que les empreintes de Sa Grassouillette Majesté. Inutile d'y juxtaposer les miennes.
— Rentrez au château ! enjoins-je aux deux cousins, et envoyez-moi le jardinier qui a découvert le crime.
Ils se taillent d'un air gourmé.
— Qu'est-ce tu penses ? soupire Béru en désignant le pauvre garçon « émascugorgé ».
— Rien encore, admets-je loyalement.
— Pourquoi que t'as parlé de partouzes ?
— Parce que cette châtelaine vole au secours des jeunes délinquants libérés pour se les goinfrer en compagnie de quelques salopes de son espèce.
— Et l'cousin dans tout ça ?
— Il doit y trouver son compte, je présume. il a une gueule de voyeur qui ne me revient pas.
— Tu croives qu'c't'un assassinat d'sadique ?
— Probable.
J'examine minutieusement les alentours. Un carnage pareil n'a pas pu être perpétré sans que le ou les meurtriers n'en portent les traces. Effectivement, nous trouvons des traînées sanglantes dans le labyrinthe. Elles s'espacent en direction d'une brèche qu'un éboulement déjà ancien a ménagée dans le mur d'enceinte. il semblerait donc que, le meurtre accompli, son auteur soit sorti de la propriété.
En emportant l'appareil génital de Riton !
Dans une pochette de plastique, je suppose ? Une poche identique à celles qui se trouvent dans le réfrigérateur de la pharmacie ?
Ça veut dire quoi, ce bigntz ? Crime de fou sanguinaire, ou rituel ?
— Vois m'avez demandé, messieurs ?
Le jardinoche. Un vieux crabe chenu, tordu comme un cep, chauve. Il tient son vieux béret à la main. Tablier bleu, pantalon de velours, galoches. Tu voudrais le faire jouer dans un film d'avant-guerre, y aurait rien à changer. Suffirait de maquiller sa face blême. Son menton s'est rapproché de son pif depuis qu'il a semé ses ratiches le long des allées, au fil du temps. Il fait un peu casse-noisettes. S'il a pas nonante ans c'est que son papa a attendu qu'il revienne du régiment avant d'aller le déclarer à l'état civil.
Il murmure :
— Je suis Emile Mondragon, le jardinier.
Je lui en presse cinq avec sympathie. Ce faisant, c'est la France immortelle et profonde que je salue.
— C'est donc vous qui avez découvert le cadavre de ce garçon, monsieur Emile ?
— Hélas !
Il a le regard naturellement larmoyant, si bien qu'on ne peut dire si c'est un excès d'émotion qui perle à ses cils mités ou l'effet de sa conjonctivite.
— Ce labyrinthe est à l'abandon, poursuis-je, comment se fait-il que vous y soyez venu ce matin ?
— A cause des corbeaux, chevrote le bonhomme.
— C'est-à-dire ?
— Ils tournaient en rond en croassant. J'ai compris qu'il y avait quelque chose d'anormal.
Un homme de la nature sait lire des signes que ne peuvent interpréter les amoindris de la ville.
— Et alors vous avez découvert le cadavre ?
— Comme je n'y vois pas bien de mes yeux, sur le moment j'ai cru qu'il s'était couché sur la mousse. C'est seulement quand je me suis approché !
Il secoue la tête.
— Une abomination pareille ! Je savais bien qu'en recevant tous ces gredins, Mademoiselle s'exposait à de gros ennuis. Je me disais qu'un jour ou l'autre, il y aurait du grabuge au château. Des vols, ça, on en a déjà connu, mais je m'attendais à pire et j'ai eu raison.
— Ça se passait mal, la vie de groupe ?
Il maugrée, ravale des sarcasmes. Il est au courant de beaucoup de choses et réprouve dur, Milou ! S'il ne travaillait pas pour les Saint-Braque depuis soixante ans et mèche, il aurait déjà pris ses cliques et ses claques, mais il est ligoté au domaine par des liens indissolubles.
— Je ne compte plus les bagarres, mon pauvre monsieur ! Ni les sottises en tout genre. Combien de fois l'un de ces voyous a emprunté la Mercedes ou la Mini sans prévenir ! Certains sont allés jusqu'à vendre le poste de télé ou la vidéo ! Ah ! il ne fait pas bon laisser traîner ses bijoux. Si je vous disais : mon vieux Solex ! Envolé !
— Mademoiselle a des compensations, ricané-je.
Il mord l'alluse et détourne les yeux. Il soupire :
— Elles sont toutes pareilles dans cette famille : de mère en fille ! Une sorte de maladie des sens. Un besoin de « s'éclater » comme on dit à présent. Si elles ne font pas des folies de leur corps, elles tombent malades. Ah ! les mâles n'ont pas la vie belle chez les Saint-Braque ! Heureusement que la dernière ne s'est pas mariée.
Je montre le cadavre de Riton.
— Selon vous, c'est quoi, ce forfait ? Une vengeance ? L'un des copains qui a usé de représailles ?
Le père Mondragon redresse sa vieille carcasse.
— Oh ! non ! Tout de même. Ce ne sont pas des assassins ces gosses. La castagne, oui, mais un meurtre pareil, avec cette crauté, ce sadisme, pensez-vous ! C'est quelqu'un de l'extérieur !
— Si vous trouvez une paire de couilles, au chanteau, vous saurez à qui elle appartient, dis-je.