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C’est ce cahier qu’Hélène a emporté avec elle jusqu’en Provence. Elle ne sait pas pourquoi, elle n’a rien pris de ce que ses filles avaient fait, les dessins, les exercices d’histoire, de calcul, les dictées. Juste ce cahier, couvert de l’écriture maladroite de Chita et ces deux mots de la fin.

6

Pervenche glissait dans un trou profond et sombre. Ou plutôt, c’était son vieux rêve d’un boyau perforant la terre dans lequel elle rampait, les coudes serrés contre ses flancs, les genoux écorchés, avec juste assez de place pour pouvoir avancer d’une ondulation douloureuse de tout son corps, et c’était si long, si étroit qu’elle ne savait plus si elle avançait ou si elle reculait. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était enfermée dans cette chambre. Des semaines, des mois. Elle se levait de temps en temps, enveloppée dans le peignoir que Dax lui avait donné, elle titubait jusqu’à la salle de bains. Puis elle retournait se coucher.

Dehors il faisait beau, à travers les volets fermés elle voyait la lumière du soleil. On était en automne, ou bien au commencement de l’hiver. La villa était au centre d’un bois de pins, Pervenche sentait l’odeur des aiguilles, elle écoutait le léger sifflement du vent, les craquements des écureuils en train de ronger les pignes. Tout était si calme que le moindre bruit résonnait dans l’esprit de Pervenche comme un fracas. Elle guettait les bruits, puis son esprit se détachait de la réalité, et elle retournait à ses rêves. C’était une longue histoire, sans raison ni fin, qui s’éloignait et se rapprochait, l’entraînait au gré de son courant. Tantôt angoissante et terrible, tantôt douce, mêlée à ses souvenirs. Quelquefois elle était à Camécuaro, sur le grand lac froid, elle glissait sur une barque plate entre les troncs d’arbre tordus, et sur les berges, au loin, elle entendait la musique des mariachis de la fête. Des éclats de voix, des rires, ou bien une interminable chanson sirupeuse qui venait d’un boom-box, quelque part, et les cris des adolescents qui jouaient au foot sur un terrain vague. D’autres fois, elle revivait des moments de sa vie passée, pleins de brutalité, les nuits avec Laurent dans les bars de la vieille ville, il y avait cet homme élégant, accoudé au comptoir, qui la regardait avec insistance, et elle se sentait happée par ce regard, elle flottait dans le vide. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous regardez ? » La violence éclatait à la vitesse d’une fusée, emplissait la salle. Laurent était tombé à terre, sous l’homme qui l’étranglait méthodiquement, implacablement, une grimace de jouissance écartant ses lèvres. Alors elle frappait cet homme, de toutes ses forces, ses poings serrés, sans même ressentir la douleur, elle tirait l’homme par les cheveux, elle l’insultait : Sale con, enculé, lâche-le ! Lâche-le ! Et Laurent restait par terre, étendu les bras en croix, une marque rouge sur son cou, les yeux pleins de larmes, et autour d’eux les gens riaient. Pervenche soutenait Laurent, elle avait passé ses bras autour de lui et elle le traînait dehors, il faisait nuit, la pluie tombait en grésillant sur les néons. Elle revoyait cette scène pareille à un mauvais film qui se déroulait dans son esprit, son cœur battait à toute vitesse comme cette nuit-là dans la rue, elle sentait son souffle brûler sa gorge, elle sentait un vertige qui faisait onduler le trottoir, elle sentait la solitude de sa vie.

Est-ce qu’elle était malade ? Est-ce que c’était ça, tomber malade ? Pas comme la fièvre, elle se souvenait des après-midi au Mexique, la grande pièce au plafond à deux eaux, à regarder les toiles d’araignée qui dessinaient des étoiles, Hélène avait voulu les nettoyer à coups de balai et Pervenche avait crié : « Non, s’il te plaît, ne les tue pas, elles sont mes amies, je les aime. » Et ici, dans la chambre fermée, avec le soleil d’hiver qui luit au-dehors, les pins qui craquent, les écureuils ou les rats qui sautent de branche en branche, elle se sentait partir en arrière, dans ses souvenirs, elle n’avait rien à quoi s’accrocher.

Mais c’était peut-être ce qui se cachait dans son ventre, ce secret, cette indiscrétion. Pervenche se mettait en boule autour, pour ne pas le perdre, pour qu’on ne le lui prenne pas. Dax venait vers le soir, guindé dans son habit noir, son visage très blanc, il détestait le soleil, il n’allait jamais à la plage, jamais dans le jardin, il vivait les volets fermés tel un vampire.

Il se couchait tout habillé sur le matelas à côté d’elle, il ne la touchait pas, sauf une fois ou deux, il avait glissé ses mains froides sous sa chemise, il lui avait caressé les seins, le ventre. Il lui parlait, elle n’écoutait pas ce qu’il disait. Un jour, il l’avait trouvée près du téléphone. Il s’était mis en colère : « Tu veux partir, tu peux partir. Quand tu veux. Je te dépose en ville, tu n’as qu’à le dire. C’est facile. Pas besoin de téléphoner. » Il avait débranché le téléphone du couloir.

Au début, les premiers temps, les jours qui avaient suivi son arrivée à la villa, Dax avait présenté Pervenche à ses amis. C’était ridicule, vaguement menaçant. Il lui avait fait mettre une robe d’été, il voulait qu’elle se coiffe et se maquille comme une poupée. Mais maintenant, elle refusait. Elle lui avait dit que c’était à cause de son ventre, elle ne voulait pas qu’on la voie dans cet état. Alors il l’avait laissée seule dans la chambre, aller à ses rêves.

Elle ne voyait personne. De temps à autre, elle entendait des éclats de voix, dans le vestibule ou du côté de la cuisine. Des bruits de voiture dans le jardin. Elle regardait à travers les fentes des persiennes, elle ne pouvait voir qu’un bout de route en gravillons, un triangle d’herbe qui jaunissait au soleil. Elle écoutait les craquements, elle sentait l’odeur des pins grillés qui arrivait avec un souffle chaud, juste le temps de lui donner mal au cœur. C’était vivant, trop vivant. Elle se sentait comme morte. Elle restait assise sur le carrelage, sa chemise de nuit tirée jusqu’à ses chevilles, les bras noués autour de ses jambes.

Elle ne vivait pratiquement que de milk-shakes. Dax renouvelait les pots de glace à la vanille et les litres de lait, et elle n’allait à la cuisine que pour actionner le mixer. Par instants, elle pensait à Clémence, ou à sa mère, mais c’était une pensée lointaine, lente, diffuse. Elle ne ressentait plus de colère ni de rancœur quand elle se souvenait de Laurent. Il l’avait trahie, vendue à Dax. Maintenant, elle appartenait à ce petit homme ridicule et impuissant, elle et le bébé qui grandissait dans son ventre.

Un jour, Dax lui a dit : « Il y a ta sœur qui te cherche, elle a téléphoné à l’appartement, Sacha lui a dit que tu ne voulais pas lui parler. Il faut que tu lui écrives. » Il lui a donné une carte postale assez laide qui représentait un bord de mer, une plage. Elle a dessiné sur l’image un cow-boy en train de tirer sur les baigneuses, et de l’autre côté elle a écrit : Wish you were here. Dax a regardé le dessin, il a ricané : « C’est ça qui va la rassurer. » C’est lui qui a marqué l’adresse, Pervenche ne se rappelait même plus où Clémence habitait. Là-bas, à Bordeaux, avec cet homme, Paul, un avocat, ou bien un juge comme elle, elle ne s’en souvenait plus, elle s’en fichait. Peut-être qu’ils avaient déménagé, ou qu’ils s’étaient séparés. Plus rien ne l’intéressait.

Celle qu’elle aurait voulu voir à la rigueur, c’est Chita. Elle n’avait plus pensé à Chita depuis des années et maintenant, dans le silence de cette villa abandonnée, squattée par ces voyous pour une saison, Chita est revenue. Quand Clémence partait pour l’école, Hélène parcourait la ville au volant de la vieille R16 emboutie de Perrine. Alors Chita était seule à la maison avec Pervenche. Elle sortait le carton à jouets dans la grande salle à manger un peu sombre, et elle s’amusait avec Pervenche, doucement, gentiment, comme elle n’avait sans doute jamais joué avec personne.