Chita la bougonne, la muette, quand elle restait seule avec Pervenche son visage tout à coup s’éclairait, elle riait aux éclats en déshabillant les poupées, en rangeant les meubles miniatures, les tasses, les flacons, les savonnettes, les brosses à cheveux minuscules. Elle avait sept ans, huit ans, l’âge de Pervenche, elle faisait parler les poupées, elle leur chantonnait des comptines, des chantefables, des devinettes. Quand elle riait, ses dents blanches jetaient un éclair dans l’ombre. Le carrelage du sol était vert et froid, la lumière dans les feuilles des goyaviers faisait bouger des taches sur les dalles, au passage des nuages. Jamais plus Pervenche n’avait connu des moments comme ceux-là.
Quand Hélène a décidé qu’elles devaient partir, Pervenche a compris que c’était fini, elle ne reverrait plus Chita. Elle s’en souvient, après l’inondation, tout s’est effondré. Elle a su qu’elle ne serait plus la même. Peut-être que Chita était morte.
Elle n’a pas pleuré, elle s’est refermée sur elle-même, elle a détesté sa mère. Clémence elle-même ne pouvait pas comprendre. Ça n’était pas une crise de colère qu’on oublie, c’était un mal au fond d’elle que chaque instant, chaque jour rendait plus tenace, enfonçait plus profond. Peut-être que c’est à cet instant-là qu’elle a compris le monstrueux égoïsme d’Hélène, qui faisait fluctuer la vie de ses enfants au gré de ses amours successifs.
Un après-midi, vers le soir, Pervenche était seule dans la villa, dans la cuisine, en train de faire bouillir de l’eau dans une casserole pour des pâtes, elle a entendu des éclats de voix au-dehors. Il faisait encore jour, il y avait une lumière chaude qui passait à travers les volets, plus brillante que la barre de néon au-dessus de la cuisinière.
Quelqu’un qui criait, avec une drôle de voix aiguë, on aurait dit qu’il pleurait. Ça venait de l’autre côté de la maison, dans le jardin, sur la façade. Pervenche a marché vers la chambre, elle est passée sur le matelas et elle a collé sa figure sur le volet fermé. Et d’un coup, avant de rien voir, elle a reconnu la voix de Laurent, et c’était son prénom qu’il criait. Elle n’arrivait pas à l’apercevoir à travers les fentes des persiennes, il était caché par la haie de fusains. Elle voyait seulement l’allée de gravier, et des carrosseries de voitures arrêtées. Les gardes de Dax devaient le repousser, parce qu’ils s’éloignaient et revenaient en arrière, et lui criait le nom de Pervenche avec une voix aiguë, étranglée. Elle entendait sa voix ridicule, elle en ressentait de l’horreur, son cœur battait trop vite, mais ça n’était pas de la peur, plutôt du dégoût, comme si tout allait recommencer, et qu’elle allait être à nouveau dans la rue, avec cette chaleur trop forte, la brume sur la mer, les reflets sur les voitures, la nuit qui arrive et les vitrines qui s’éclairent et on ne sait pas où on va aller.
Pervenche restait sans bouger, le front appuyé contre le métal des volets. Après un moment, il y a eu un grand bruit, des portières qui ont claqué, et les voitures descendaient la colline vers la ville les unes derrière les autres. Puis le silence.
Pervenche s’est couchée la tête sur le matelas, les genoux repliés contre son ventre, tout en rond autour de l’enfant qui tournait dans son sommeil, et elle a attendu que les coups de son cœur se ralentissent, redeviennent lents, très lents. Elle a attendu que Dax revienne, et la nuit tombait. Chaque soir, il y avait les cris angoissés des merles. Mais ça lui faisait du bien de les entendre, ainsi que le grincement des cigales, de plus en plus fort, jusqu’à remplir la chambre d’un filet sonore tendu entre les murs. Pervenche se souvenait de la nuit au Mexique, les bruits de la nuit qui lui faisaient si peur, la moustiquaire bordée sous le matelas qui devenait une armure. Et Clémence qui la regardait sans rien dire, jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Dax n’est pas rentré. Mais vers minuit, un peu plus un peu moins, il y a eu à nouveau du bruit. Des lueurs clignotaient dans le jardin. C’est arrivé très vite, comme si c’était prévu, inévitable.
Les policiers sont entrés dans la chambre, leurs torches allumées. Ils ont éclairé Pervenche recroquevillée sur le matelas, sa chemise de nuit rose à petites fleurs tirée jusqu’à ses chevilles. Elle était pâle dans le faisceau des torches, ses yeux tachés du Rimmel qui avait coulé, sa bouche rouge comme une plaie. Elle paraissait un animal débusqué au fond d’une tanière. « Bon sang, c’est pas possible ! » a dit le policier qui était entré le premier. C’est tout ce que Pervenche a entendu. Elle s’est demandé : mais qu’est-ce qui n’est pas possible ?
7
Tania est arrivée au printemps, tôt le matin. Il avait neigé dans la nuit, et Pervenche se souvient qu’il y avait du blanc sur les arbustes et sur les trottoirs de la cour quand on l’a transportée à l’infirmerie. Mais le ciel était pur et limpide, et ça lui a fait plaisir.
Au Centre, personne ne s’y attendait. Tout s’est passé très vite. Dans la nuit, elle a perdu les eaux, et elle n’a pas eu le temps d’aller jusqu’à la maternité. Tania est née dans l’infirmerie du Centre, sur un lit de camp tendu d’un drap, dans la longue pièce sombre avec la haute fenêtre grillée au fond, où le jour commençait à poindre. Ce sont l’infirmière guadeloupéenne Charlène et une détenue nommée Janine qui ont servi à la fois de sages-femmes et de fées pour se pencher sur le berceau de Tania et lui souhaiter la bienvenue.
Après l’accouchement, Pervenche s’est endormie, d’un sommeil long et délicieux comme elle n’en avait pas goûté depuis des mois. Elle n’a pas voulu qu’on prévienne qui que ce soit de sa famille. Surtout pas sa mère. D’ailleurs, Hélène était bien trop occupée avec Jean-Luc Salvatore et son atelier d’art et de poterie. Elle était plus loin de Pervenche que si elle avait habité à l’autre bout de la terre.
Pervenche regardait avec émerveillement ce petit morceau de chair rouge emballé dans des linges, qui se réveillait pour sucer son sein puis s’endormait dans ses bras avec ses petits poings serrés. Tania avait les yeux de sa maman, avait décrété Charlène, ses fameux yeux d’un bleu étonné. Peut-être qu’elle avait les traits de son papa, mais ça, Pervenche n’y pensait même pas. Cette petite chose vivante était à elle, bien à elle, c’était la seule chose que Pervenche avait jamais vraiment possédée. Ça n’était pas comme un animal, ou comme un objet. C’était une chose égoïste et personnelle qui se reliait à sa vie, qui prenait et donnait à sa vie en même temps.
Pervenche n’avait jamais rien imaginé de tel. Les deux, trois jours qui ont suivi l’accouchement, elle se retournait sur son lit, dans la cellule du Centre, et juste à côté d’elle, dans le berceau trop grand, il y avait Tania qui dormait. De temps en temps une ombre passait sur ce petit visage, elle fronçait le nez et plissait les yeux, et elle grognait juste deux fois, comme ceci : hin-hin. Alors Pervenche lui donnait à téter. Puis elles se rendormaient toutes les deux, de ce sommeil profond et léger, et elles flottaient sur un nuage.
Plus tard, Pervenche est sortie du Centre. Charlène lui a trouvé une maison, à la campagne, près d’un village nommé Mazaugues. Une communauté où vivaient d’autres filles mères, et quelques femmes battues qui avaient fui leur mari. La directrice était une femme aux cheveux gris qui s’appelait Rachel.
Dans la maison, il y avait une petite chambre au rez-de-jardin pour Pervenche et Tania. Tout autour, un grand parc avec des animaux, des poules, des oies, et un grand chien noir hirsute que chevauchait Laurent, le petit garçon de Rachel. C’était calme, plein de rires, de jeunesse, comme autrefois la rue des Tulipanes.