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Le matin, le jardin craquait de givre. Il y avait des abeilles au travail sur les premières fleurs. Des rouges-gorges dans les buissons. Même, parfois à l’aube, un rossignol qui réveillait les filles pour leur raconter des histoires d’amour.

Pervenche a tout réappris, depuis le commencement. À parler, à chanter, à partager les travaux de la cuisine, à laver le linge des bébés, à repeindre les volets de la maison. Elle accompagnait Rachel en voiture, pour aller faire les courses au marché de Brignoles. La première fois, ça lui a paru le bout du monde. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait pas vu les rues de la ville, les autos, les gens qui se pressent et vous regardent, elle en tremblait. Elle se serrait contre Rachel, qui lui disait : « Allez, il faut que tu affrontes, il faut que tu sois forte ! »

Le procès de ses bourreaux approchait. Un jour, il a fallu que Pervenche aille à Marseille. Elle a confié Tania aux autres filles, et elle est partie en auto avec Rachel. Dans les couloirs du Palais, en sortant de l’instruction, elle a croisé Dax et les loubards, Sacha, Willie. Dax était petit, très jaune, il l’a regardée sans expression, peut-être qu’il ne la reconnaissait même pas. Pervenche s’est arrêtée le cœur battant, c’était comme si tout cela s’était passé il y avait très longtemps, dans une autre vie. C’étaient des fantômes gris et tristes qui glissaient le long des murs, menottes aux poignets.

Laurent n’était pas avec eux. En échange des informations qu’il avait données pour faire libérer Pervenche, on l’avait laissé libre, on n’avait pas retenu de charge contre lui. Il n’était qu’un petit étudiant dopé, on l’avait envoyé suivre une cure de désintoxication.

Un soir, de la cabine de Mazaugues, Pervenche lui a téléphoné chez ses parents. Il avait une drôle de voix un peu cassée. Il répondait par monosyllabes, comme un gosse capricieux. Pervenche lui a dit : « Tu sais, j’ai un bébé maintenant. » Il y a eu un silence, et il a dit : « Comment elle s’appelle ? » Elle s’est moquée de lui : « Qui t’a dit que c’était une fille ? » Il a dit : « C’est ce que tu voulais, non ? » Il a dit, et sa voix était encore plus basse et enrouée, peut-être parce qu’il le pensait : « Est-ce que tu me laisseras la voir un peu ? » Elle a dit : « On verra, un de ces jours peut-être, je ne sais pas encore. » Elle a dit : « Bon, eh bien, salut, il faut que j’y aille. » Elle a pensé qu’elle pourrait le revoir un jour.

Rachel lui a dit : « Surtout, surtout, ne le contacte pas, ne le revois jamais, n’oublie jamais ce qu’il t’a fait, qu’il t’a vendue pour payer sa came. » Rachel était gentille, mais qu’est-ce qu’elle comprenait à la vie, qu’est-ce qu’elle savait de ce trou noir dans lequel tu tombes, tu tombes, et rien ni personne ne peut t’empêcher de tomber jusqu’à ce que tu sois au fond, tout au fond ? Qu’est-ce qu’elle savait de Pervenche, de ce qu’il y avait dans son cœur, de ce trou noir qui était en elle, et les autres n’avaient été que les circonstances de sa chute et pas sa cause ?

Elle est rentrée dans la maison de Mazaugues avant la nuit. Elle a marché depuis le village toute seule sur la route, entre les vignes, en fumant une cigarette, et ça lui a paru délicieux. Le petit garçon Laurent est descendu à travers le pré pour l’accueillir, toujours à cheval sur son grand bouvier noir. « Tu es allée voir ton amoureux ? » Finalement il était plus malin que sa mère. Pervenche a dit : « Oui, mais ne le répète à personne. » Les fenêtres de la maison brillaient contre le ciel bleu. Pervenche a monté la pente jusqu’à la grande pièce où les filles gardaient les bébés ensemble. Elles avaient fait comme une arène au centre, avec des coussins, et les bébés roulaient et tanguaient. Tania était là, elle rampait cul nu au milieu des autres. Pervenche a ri, elle s’est sentie libre.

Vers l’été, Clémence est partie en voyage avec Paul. C’étaient leurs premières vacances depuis qu’ils étaient mariés. Clémence a choisi le Mexique, naturellement. L’avion jusqu’à Mexico, c’était long, mais ça n’était qu’un voyage. Ça ne ressemblait pas à ce qu’elle avait fait autrefois avec sa mère, quand Pervenche était restée à Ganagobie avec la grand-mère Lauro, et qu’elles étaient parties pour ne jamais revenir.

Bien sûr, Clémence n’a rien reconnu. Le bus du Michoacán roulait sur une autoroute nouvelle, qui passait par la via corta, par Querétaro, Acambaro, Morelia. Il n’y avait pas de poules sur le toit, ni d’Indiennes accroupies dans l’allée. C’était un bus de luxe aux vitres teintées, qui ne s’arrêtait pas dans les villages. À la ville de Zamora, au bout de la chaussée, il y avait de nouveaux hôtels avec des jardins et des piscines. Il y avait des embouteillages.

Un taxi les a laissés à l’angle de la rue des Tulipanes. La nuit tombait, mais la rue était vide d’enfants. Il n’y avait qu’une vieille sur le pas de la porte, devant la maison où vivait autrefois Chavela. Clémence n’a rien osé lui demander, parce que Paul était avec elle.

Paul lui serrait fort la main, il était ému. Il lui a dit : « C’est ici que tu habitais ? » La petite maison du docteur Perrine avait l’air abandonnée. Le jardinet devant la fenêtre de la cuisine était envahi par les herbes. Pervenche a cherché la maison de Pina, où vivait le maître des abeilles. Quand elle a frappé au carreau, le vieil homme est sorti. Il était maigre, avec un visage émacié, maladif. Clémence a dit son nom, mais le vieux ne se souvenait plus. Par politesse, il a demandé des nouvelles de sa famille. En revanche, il se souvenait très bien du docteur Perrine. Et Pina ? Et Rosalba ? Carlos Quinto ? Il a eu un geste vague de la main, il les montrait au loin, de l’autre côté des volcans. Ils sont partis, ils sont de l’autre côté, à Los Angeles, Californie.

Pina travaille, il paraît qu’elle va se marier. Carlos est soldat. Rosalba et Maïra vont à l’école là-bas. Ils ne sont jamais revenus. Leur mère envoie un peu d’argent par la poste. Elle s’est mariée à un gringo, ils habitent une grande maison, ils ont une voiture neuve avec même la télé à bord et un lecteur de cassettes. Il a dit ça avec la voix de quelqu’un qui n’y croyait pas vraiment.

La rue des Tulipanes est froide et humide, sans les enfants. Clémence tient la main de Paul fermement. C’est comme si elle avait rêvé tout cela, la rue le soir, les jeux des enfants, Chavela, Beto le berger, Pina, Maïra, Rosalba la Güera. Pas vécu, rêvé tout cela. Et les cris et les chansons, Pervenche gardait sa petite main serrée dans la sienne, tandis que les flammes jaillissaient au bord du trottoir, devant les enfants, et dans la nuit les étincelles tourbillonnaient, montaient, rejoignaient les étoiles.

Chercher l’aventure

Durant la fête qu’ils appelaient Ixnextiua, ce qui veut dire chercher l’aventure, ils disaient que tous les dieux dansaient, et ainsi tous ceux qui dansaient se déguisaient en divers personnages, les uns en oiseaux, d’autres en animaux, et ainsi certains se métarmorphosaient en colibris, d’autres en papillons, d’autres en abeilles, d’autres en mouches, d’autres en scarabées. D’autres encore portaient sur leur dos un homme endormi, et ils disaient que c’était le rêve.

BERNARDINO DE SAHAGUN,
Historia général de las cosas de Nueva España.

La nuit tombe et avec elle vient le souvenir des peuples nomades, les peuples du désert et les peuples de la mer. C’est ce souvenir qui hante l’adolescence au moment d’entrer dans la vie, qui est son génie. La jeune fille porte en elle, sans vraiment le savoir, la mémoire de Rimbaud et de Kerouac, le rêve de Jack London ou bien le visage de Jean Genet, la vie de Moll Flanders, le regard égaré de Nadja dans les rues de Paris.