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ALICE

Alice est née à la fin du siècle dernier, dans une famille riche et unie. Elle a aimé ses parents comme on ne peut aimer personne davantage, sa mère si élégante et discrète, son père, maigre, intransigeant, foncièrement bon et si distrait. Quand elle était encore une enfant, il y a eu la ruine. Cela se passait à Maurice, loin des vacarmes de la première guerre mondiale, comme dans un autre monde. Les uns après les autres, les frères d’Alice sont partis. Ils sont allés étudier à Londres, à Paris. Ils ont voyagé. Ils se sont mariés au loin. Alice, elle, est restée dans l’île. Il y avait sa sœur, fragile, malade. Il y avait son père et sa mère, si doux, si menacés. Après la ruine, ils avaient trouvé refuge dans une maison agréable, du côté de Phœnix, sur une hauteur pluvieuse. Alice aimait la vie, l’esprit, la poésie. Elle était plus qu’intelligente, elle était brillante. Quand elle parle de cette jeunesse si vite passée, elle dit : « On sortait, on avait des amoureux. » Elle dit aussi : « Aller en France, c’était le rêve. » Pourtant, elle savait déjà qu’elle ne pourrait pas mener la vie de tout le monde. Elle l’avait déjà compris. Elle ne se marierait pas, elle n’aurait pas d’enfants. Elle qui avait voulu si fort s’échapper de l’île, connaître le monde, voir Paris, s’enivrer de cette fête de l’esprit qu’elle imaginait là-bas, les monuments, les musées, les jardins, la musique, elle a su tout de suite que ce ne serait qu’un rêve. La vie est un jeu d’osselets, son lot était tombé, elle ne pouvait pas ne pas le reconnaître. La vie : sa sœur, ses parents, ce monde fragile et destructible dont elle était la seule gardienne. Puisqu’elle ne pouvait pas vivre son rêve, Alice a choisi de ne pas se détourner de sa destinée, fût-ce pour un instant de bonheur. Les autres seraient heureux. Les autres auraient des maris, des enfants. Des maisons pleines de bruit et de mouvement, des fantaisies, des fêtes. Qui pouvait vouloir d’une fille pauvre et lucide, si différente ? Pour tous, Alice est devenue l’image qu’elle voulait donner d’elle-même, cette femme grande et mince, au visage énergique, au regard sombre et scrutateur, toujours vêtue de façon austère, et qui savait décocher des traits contre ses contemporains, ces hommes et ces femmes dérisoires dans leur faiblesse et dans leur quête du bonheur. Les années ont passé, sans entamer cette cuirasse, sans altérer l’acuité du regard. Les années de crise, l’appétit des riches prêts à sacrifier le monde pour sauver leur profit, la guerre, la panique de ceux qui répétaient : « Les Japonais arrivent ! Leurs bateaux sont là ! » La misère des petits, les femmes abandonnées, les chiens mourant de faim, avec qui Alice partageait le peu qu’elle avait. Les cancéreuses qu’elle aidait à mourir. Ses parents sont morts, et sa sœur aimée aussi s’est éteinte, à la suite des privations de la guerre. Ils avaient été la part la plus douce d’Alice, sa joie, le cœur très tendre qui était son seul secret. Autour d’Alice, les gens se sont usés, ils sont devenus fragiles à leur tour. C’est dans leur faiblesse qu’Alice pouvait apercevoir leur part divine. La solitude extrême est sa force. C’est elle qui garde son corps droit et fort, malgré les années, c’est elle qui donne toujours à ses yeux l’éclat de la vie. L’étincelle est en elle, comme la source de cette lumière qui lui permet de discerner la beauté surnaturelle dans les vanités du monde, et ne se détourne jamais de la pauvreté inguérissable de la race humaine.

De ces trois « aventurières », nul doute que c’est Alice qui me touche le plus.

Kalima

Ô Kalima, quel chemin as-tu suivi jusqu’à cette journée du mois de janvier 1986, où tu gis étendue nue sur le marbre froid de la morgue, recouverte d’un drap blanc qui suit les volumes et les creux de ton corps, et cache ton visage jusqu’au front, ne laissant apparaître que tes cheveux d’un noir de jais, épais, ondulés, vivants encore, et tes pieds réguliers, aux ongles peints en vermillon, avec, attachée à ta cheville gauche par un bracelet de fil de fer, une étiquette plastifiée qui porte ton nom, ton âge, ton origine, et la date de ta mort, ce peu de mots et de chiffres que les hommes ont su de toi ?

Qui se souvenait de toi, quand tu es arrivée sur le bateau, dans le port de Marseille ? Il faisait froid, et tu portais peut-être déjà deux chandails de laine l’un par-dessus l’autre, sous l’imperméable, dans la petite pluie fine qui tombait sur les quais et les bâtiments de la douane. C’était il y a deux ans à peine, et pour toi c’était une éternité, deux années si longues qu’elles pouvaient avoir duré une vie entière, et que cette arrivée sur le quai, dans le brouillard, s’effaçait déjà, se confondait avec les premières années de ta vie, là-bas, de l’autre côté de la mer.

Cette grande ville blanche, au bord de la mer, avec le bruit des rues, le mouvement de la foule, les marchés en plein air où errent les enfants et les chèvres, les carrefours encombrés de camions, de charrettes, de taxis, l’odeur de la mangeaille, de l’huile chaude, du poisson frit, l’odeur des fruits qui pourrissent.

Alors, quelquefois tu devais t’en souvenir, dans le froid de cette route le long de la mer, avec ces autos, ces milliers d’autos qui passent devant toi, les regards furtifs des hommes, le bruit des moteurs. De temps en temps, une voiture ralentissait ; et tu la suivais du regard, puis elle tournait à droite par la rue X…, et elle repassait devant toi quelques minutes plus tard. Est-ce que toutes les villes ne sont pas les mêmes ? Elles sont des rues, des carrefours, des voitures qui avancent, des regards qui cherchent.

L’hiver, c’était dur pour toi. Tu mettais deux chandails l’un par-dessus l’autre, quelquefois trois, épais, de la vraie laine, avec des cols montants. Par-dessus tous les autres, tu avais ce pull-over de laine mohair violet-noir, avec un grand col roulé qui bâillait un peu, et qui donnait à ta peau cette couleur ambrée et chaude, cette couleur de pain d’épice, comme disait ton ami Bruno. Bruno est antillais. Il a la peau d’un noir presque bleu, et ça le faisait toujours rire parce que toi, l’Africaine, tu étais plus claire que lui, et tes cheveux étaient ondulés, longs et épais, des cheveux d’Indienne.

C’est à cause de ta mère qui est cambodgienne, tu avais dit cela à Bruno. Et avant cela, il y avait eu, peut-être, le passage d’un Blanc, un commerçant espagnol, ou un Portugais peut-être. Il aimait lire en toi tout ce qu’il y avait, il était vraiment ton ami de cœur, il aimait trouver sur ta peau tout ce qui venait des bouts du monde, de la Chine, du fond de l’Afrique, de l’Europe froide aussi, dans tes yeux transparents, dans la minceur de ton cou. Il travaillait comme agent hospitalier. Peut-être qu’il était là, quand tu es entrée, pour la seule et unique fois, portée par la civière roulante, avec le sang qui avait déjà séché sur ta poitrine, formant une plaque noire qui avait collé les chandails les uns aux autres. Peut-être qu’il a entendu les plaisanteries des internes, quand ils ont défait l’une après l’autre tes dépouilles.