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Alors ce n’était plus la couleur d’ambre sur ta peau, ce n’était plus la lumière du soleil, mais le gris terne de la mort, et le noir du sang vieilli.

C’était la rue de ton enfance qui te revenait en mémoire, les jours de solitude, les matins, quand tu prenais ton café dans le bar-tabac en face de l’hôtel meublé. Elle n’était pas très loin, cette rue. Elle n’était qu’à trois ou quatre ans, peut-être un de plus. Les années ont passé si vite depuis ton arrivée à Marseille, par le bateau qui venait de Tanger.

Il y a eu tout ce bruit, tout ce monde. Tous ces types qui te sont « passés sur le ventre » comme tu disais, non pas à Bruno, parce qu’il ne parlait jamais de ça, mais aux autres filles du bar du Forum, Cathy, Gisèle, Mado, Céline, Raïssa, Hélène qui est antillaise, quand vous étiez ensemble à la lumière des néons de l’hiver, à l’heure où vous buviez un café avant d’aller attendre au bord du trottoir. Tout ce bruit, ces regards, ces éclats qui jaillissaient des autos, le grondement des moteurs et le froissement des roues sur l’asphalte.

Maintenant dans le froid de la morgue, ton corps est immobile, nu, en silence, sous le drap raidi par la glace, tes yeux sont fermés si serré qu’on dirait les paupières cousues, et tu ne sais plus rien du monde, de notre monde, tu t’éloignes à l’envers, comme si tu étais emportée sur un radeau, sur un fleuve de glace, tu t’éloignes, tu t’effaces. Que restera-t-il du monde, maintenant ? Quel souvenir de ce siècle, de cette ville ? Cette grande route au bord de la mer, cette muraille d’immeubles impénétrables, baies vides, balcons déserts où les géraniums tremblent dans le vent, palmiers rongés par l’oxyde de carbone, par les poussières de la mer, cette plage immense aux galets réguliers où marchent les mouettes frileuses, et ces voitures, sans nom, sans nombre, serrées les unes contre les autres, semblables aux écailles d’un long serpent de métal qui n’en finit pas de glisser en vibrant.

Quel souvenir ? Cette ville blanche où tu attendais le bateau, seule, parmi les autres migrants, la traversée sur le pont, dans l’air froid de la fin de l’été, l’arrivée sous la pluie, et l’homme du poste de police qui t’interrogeait avec son regard, qui lisait tes papiers, les lettres de ta sœur qui travaillait à Marseille dans un hôtel, le visage de ta sœur, de l’autre côté de la vitre, son corps qui t’a serrée contre elle, les premiers pas dans la ville, sous la pluie, la nuit, avec déjà les éclats des phares, les klaxons. Puis le temps de découvrir ce nouveau monde, cette nouvelle vie, ton travail dans les restaurants, dans les cafés, le tourbillon de l’argent, la solitude. Alors déjà tu savais que tu étais prise, que tu ne pourrais plus t’en aller, plus retourner dans ta ville, sur la place inondée de soleil, dans les ruelles où résonnent les postes de radio, les cris des enfants, les voix éraillées des coqs. Tu te souviens peut-être, il a neigé cet hiver-là, le premier hiver, c’était la première fois que tu touchais la neige. Tu as couru dans la rue, c’était un dimanche, tu es sortie du petit appartement de la rue du Génie, et tu as couru vers les casernes, tu es passée sous le pont du chemin de fer, et tu es allée jusqu’à la manufacture des Tabacs, pour voir les flocons tourbillonner dans la lumière des réverbères. Tu avais si froid, tu avais enfilé plusieurs pulls les uns par-dessus les autres, et tu courais dans la rue déserte, pour sentir les piqûres des flocons sur tes joues, sur tes paupières. C’était la première fois.

Plus jamais tu n’as ressenti cela : être jeune, libre, découvrir la neige, être ivre de cette chose si simple, si naturelle. Puis ta sœur est partie, elle a disparu un jour, sans laisser un mot, sans laisser d’adresse, elle a mis ses affaires dans une valise et elle est partie de chez elle, et tu es devenue seule au monde, mais déjà tu ne pouvais plus retourner, tu ne pouvais plus t’échapper. Quand tu as commencé à sortir avec les hommes, au bar, dans le quartier de la gare, c’était déjà arrêté et écrit, c’était impossible à changer. Les macs t’ont prise, ils t’ont battue, ils t’ont violée et battue dans une chambre d’hôtel, ils ont écrasé leurs bouts de cigarettes sur ton ventre et sur tes seins, cela a fait des marques indélébiles, comme des fleurs brûlées sur ta peau d’ambre, des marques indélébiles dans ton cœur.

Après cela, plus rien n’a compté, plus rien n’a changé, seulement les noms de rues, les noms des bars, les chambres des hôtels, c’était déjà la fin de l’hiver. Quand la chaleur est revenue, peut-être que tu as pensé plus souvent comment c’était, là-bas, dans ta ville blanche, les bruits et les cris sur la place où passait le vent brûlant du désert, l’appel du muezzin dans la lumière dorée du soir, les enfants qui couraient dans le dédale des ruelles, les oiseaux, les guêpes autour des fontaines. Peut-être que cela venait dans le vent de la mer qui soufflait sur le vieux pont, et tu sentais comme un frisson de fièvre, qui troublait l’épaisseur de ta vie, qui frôlait ta peau maintenant si dure, anesthésiée. Est-ce pour fuir cela que tu as quitté cette ville et que tu es allée au nord, dans ces villes enfumées, lointaines, étrangères, ces villes géantes où sont par milliers tes semblables, les filles perdues, les enfants dévoyés, les gens venus de partout et n’allant nulle part, est-ce pour ne plus entendre rien de ta place, de ta rue de poussière où tu étais née, où tu avais couru avec tes frères et tes sœurs, pour ne plus sentir ce frisson, ce frôlement ? Mais ce sont eux qui t’ont prise, les types qui t’ont battue, violée et vendue dans les chambres d’hôtel, ce sont eux qui t’ont emmenée à l’autre bout du monde, à Londres, à Hambourg, à Munich. Chaque jour, chaque nuit, à chaque heure, tu étais dans la rue. Il faisait très chaud, la foule titubait le long des trottoirs, se serrait autour des filles. La nuit, les néons brûlaient leurs visages. Des hommes venaient, sans parler, ils montaient derrière toi, ils s’enfonçaient en toi comme dans une chair morte, puis ils repartaient sans rien dire, et l’argent restait. Combien d’hommes t’ont connue, ô Kalima ? Mais ces milliers de fois, tu n’étais pas là, tu étais ailleurs, tu ne rêvais pas, tu étais dans un autre corps. Peut-être que tu étais retournée là-bas, quelquefois, dans ta rue de poussière et de lumière, dans l’étroite maison de planches où le toit de tôle ondulée brûlait sous le soleil comme la plaque d’un four, ou près de la fontaine où les filles aux jambes maigres se déhanchaient en écoutant le bruit de l’eau dans les seaux de plastique. Peut-être…

Les années s’éloignent, se défont. Ce n’est plus toi qui t’en vas sur ce bateau, à travers la Méditerranée, vers le port de Marseille. C’est ta ville natale, ton quartier, tes amies, tes frères, ta mère, qui sont sur le pont d’un immense navire blanc et poussiéreux qui s’éloigne vers l’horizon brumeux, qui passe de l’autre côté du monde. Ils s’en vont, ils emportent ta naissance, ton nom et ton enfance, les secrets, les rires, les chansons qui grésillent sur les postes de radio, l’odeur du café et de la coriandre, l’odeur des marchés et des chèvres, l’odeur de la vie. Ils s’en vont, ils te quittent. Tu as su cela, un jour. Tu as découvert que tu étais seule, tu n’as pas compris pourquoi. Tu as compris que tu n’avais plus de ville ni de pays, juste des papiers, des permis de séjour, des cartes, des quittances de loyer, cela seulement. Peut-être que c’était comme si tu n’étais jamais née, comme si tu n’avais jamais eu d’enfance ni de quartier, seulement des rêves. Peut-être que c’était comme si tu étais née une nuit, par hasard, dans l’appartement de la rue du Génie, une nuit d’hiver quand la neige tourbillonnait autour des réverbères, du côté des bâtiments de la manufacture des Tabacs.