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Il y avait beaucoup de bruit, j’avais la tête qui tournait. Il y avait des gens bizarres, des légionnaires, des filles peinturlurées. C’était la première fois que j’allais dans un endroit de ce genre. J’ai dansé avec Maramu. On se cognait aux autres danseurs, aux chaises. Maramu m’entraînait, c’était une valse, un paso-doble, une danse d’autrefois. Elle riait, sa chevelure pivotait autour d’elle. Je sentais l’odeur de sa sueur, le creux de ses reins sous mes doigts. À la table, Tomy continuait de boire, le visage impassible. À cause de la fatigue, ses yeux s’étaient creusés, ça lui faisait un masque de mort. Maramu aussi avait l’air fatigué. Elle s’était assise de côté, les deux bras appuyés sur la table. J’ai vu qu’elle avait deux rides de chaque côté de la bouche, et une marque en forme d’étoile entre les sourcils. Le chauffeur était sorti du bar. Il avait trop chaud, il s’ennuyait.

Puis une bagarre a éclaté, juste à côté de notre table, à cause d’un soldat ivre. Maramu avait très peur. Elle a supplié Tomy de partir. Elle marchait pieds nus sur la route, sa robe verte brillait dans la nuit comme un feu Saint-Elme.

Je me suis arrêté au bord du fossé pour vomir. Maramu m’a installé sur la banquette arrière, très tendrement, avec des gestes presque maternels. Elle passait ses mains douces sur mon visage. Ses doigts sentaient le tabac.

« Pauvre Tupa, tu ne supportes pas ! Moi je suis habituée, je fais ça depuis que je suis toute petite. »

Monsieur Wong conduisait lentement, pour que je puisse dormir. On s’est arrêtés au bord de la mer, du côté de Pirae, Maramu voulait se baigner. Le vent soufflait à peine, la mer était noire, c’était doux. Les deux hommes sont restés assis en haut de la plage. Tomy jouait de la guitare. Je voyais la braise de sa cigarette qui rougeoyait par instants. Je suis entré tout nu dans la mer, j’ai nagé sans voir où j’allais. Il n’y avait plus de temps, plus d’espace. Quand je suis sorti de l’eau, Maramu s’est assise à côté de moi dans le sable.

« Est-ce que tu vas te marier avec lui ? » ai je demandé.

Elle s’est mise à rire.

« Tomy ? »

Elle a dit :

« Il est gentil, il est riche, il a un hôtel à Hawaii. Demain je serai vieille, Tupa. Je vais aller là-bas, il sera mon tané, je n’en aurai pas d’autre.

— Si tu pars, Maramu, peut-être que j’en mourrai. »

J’ai dit ça pour la faire rire, mais ça ne l’a pas fait rire.

« Peut-être que je vais aller en France aussi. Bob voudrait que j’aille avec lui là-bas, à Lyon. C’est si loin, c’est moi qui en mourrai. »

On est restés sur la plage, au bord de l’eau. Maramu m’a fait tâter la plante de ses pieds, couverte de corne.

« Tu crois que je pourrai marcher avec des chaussures là-bas ?

— Tu mettras des baskets.

— J’irai pieds nus, il faudra bien qu’ils s’habituent. »

J’essayais de rire, de plaisanter, mais tout d’un coup j’avais très mal au milieu du corps, du côté de l’estomac, un peu à droite. J’étais appuyé sur le coude, et je sentais mon corps trembler. Maramu s’en est aperçue. « Tu as froid ? » Elle m’a serré contre elle pour me donner sa chaleur. Je ne sais pas pourquoi, j’ai pensé à ma mère. Je voulais qu’elle m’en parle, et elle a deviné. Maramu était comme cela, elle savait des choses. Elle a dit :

« Elle s’appelait Tania, je me souviens, j’avais douze ans. Elle était très belle, il l’avait trouvée à Bali, c’est ce qu’on racontait. Je la voyais quelquefois sur le bateau, avec ton père et toi. Tu étais un joli garçon, je crois que j’étais amoureuse de toi. Tu avais des cheveux de la même couleur que ceux de Tania. Quand elle est partie, Bob était très triste. Mais elle ne pouvait plus supporter. On a cru longtemps qu’elle reviendrait, parce que Bob était tout seul avec toi, à Punaauia. Peut-être que s’il va en France, là-bas, dans cette ville très loin, à Lyon, Tania reviendra vivre avec vous. »

Le ciel était clair, rempli d’étoiles. Je me souvenais des histoires que Maramu me racontait, sur la terrasse de la maison, en regardant les étoiles, le fameux nuage de Magellan, et les deux ailes du grand oiseau, qu’on appelle la Croix du Sud. Il y avait le bruit des vagues sur les récifs. Le jour est venu, Monsieur Wong a dit qu’il fallait partir. Maramu est allée parler avec Tomy, ils se sont un peu querellés, j’entendais les éclats de voix. Je ne comprenais pas ce qu’ils disaient. Puis Tomy et Monsieur Wong sont partis. J’ai entendu le bruit de la voiture qui s’éloignait sur la route de la pointe Vénus. Maramu est revenue près de moi. Elle a entouré mes épaules avec son bras. Je sentais son odeur, l’émanation de sa chevelure surnaturelle.

Elle était unie à l’aube. C’était merveilleux et terrible parce que je venais de comprendre que c’était la dernière fois. Elle parlait à voix basse, tout près de mon oreille, comme une chanson :

« Toutes les coquilles, Tupa, le monde est une coquille, le ciel est une coquille plus grande encore. Les hommes sont des coquilles, et le ventre des femmes est la coquille qui contient tous les hommes. »

Elle parlait des pirogues aussi, des feuilles qui sont les doigts des arbres, et des pierres qui ont poussé leurs racines sous la terre. Elle disait cela comme si elle me laissait son savoir, puisque je ne devais plus la revoir. Quand la lumière de l’aube est venue, je me suis rendu compte que j’avais dormi. Sur le sable il y avait la marque de Maramu. J’ai cru qu’elle était partie avec les autres pendant que je dormais, j’ai ressenti une angoisse très grande. J’ai appelé : « Maraamu ! »

Elle est sortie de derrière les buissons, où elle s’était accroupie pour uriner. Moi je grelottais, j’avais de la fièvre. Le soleil est apparu du côté des montagnes. Il y avait des nuages en forme d’enclume sur l’horizon, dans la direction de Raiatea. Maramu brillait dans sa robe verte. Son visage sombre était lisse, son regard impénétrable. Lentement, elle a peigné sa chevelure en arrière, elle a construit un chignon dans lequel elle a fixé un grand peigne de gitane. En marchant vers la route, j’ai vu que la voiture de Monsieur Wong attendait. À l’arrière, Tomy fumait une cigarette. À cause de la lumière du matin, tout paraissait froid et délavé.

« Je vais prendre le ferry pour Raiatea. » Maramu a dit ça doucement. C’était sa décision. Personne ne pouvait la changer.

Nous avons roulé vers le port. Tomy ne disait rien, il ne jouait plus de la guitare. II semblait très fatigué, lui aussi, peut-être qu’il était déprimé. Sur le port, Maramu est allée chercher ses affaires dans un hôtel chinois, près de l’embarcadère du ferry. Je suis sorti de la voiture et je l’ai attendue à l’ombre des arbres. Quand elle est revenue, elle avait changé d’habits. Elle avait un pantalon et une chemise d’homme, et des chaussures à talons qui lui faisaient très mal aux pieds. Elle m’a embrassé.

« Au revoir. Peut-être qu’on se retrouvera, un de ces jours. »

J’ai dit : « Au revoir. » J’avais la gorge serrée, j’avais mal au cœur. Monsieur Wong était resté dans la voiture, il ne regardait pas. Sûrement tout ça lui était bien égal, ces gens qui viennent, ces gens qui s’en vont. Mais moi je pensais que je ne reverrais plus Maramu, que je n’entendrais plus sa voix claire quand elle chantait les ute. Je ne sentirais plus l’odeur de l’encens sur sa peau. C’était pourquoi la lumière de ce matin-là était sans force.

Tomy est descendu de la voiture. Il m’a regardé, mais il n’a rien dit. Il avait une petite valise noire à la main. Ensemble, avec Maramu, ils se sont éloignés vers le ferry. Je suis remonté dans la voiture, et Monsieur Wong m’a conduit jusqu’à Punaauia. Il n’a pas voulu que je le paie. Je pense que c’est Tomy qui le lui avait demandé.