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Quand je suis arrivé chez nous, mon père ne m’a rien dit, rien demandé. Jamais on n’a parlé de cette nuit que j’avais passée dehors. Jamais plus il n’a dit le nom de Maramu.

Après, nous sommes retournés en France, dans cette ville de Lyon où l’hiver dure plus longtemps qu’une saison, où on n’entend jamais la mer, et où ne souffle pas le vent du sud. Tania est revenue vivre avec mon père. Je crois que c’est ce que Maramu voulait. De Maramu je ne sais plus grand-chose. Quelqu’un m’a dit qu’elle s’était mariée avec Tomy, et qu’elle avait fait le tour du monde. Le temps a passé. Vous dites des choses, vous avez mal et vous pensez que vous pouvez en mourir, et quelques années plus tard ce n’est plus qu’un souvenir.

TRESOR

C’était au temps où on n’égorgeait pas les chevaux lorsqu’ils étaient devenus trop vieux pour servir, mais on les laissait partir dans les montagnes, pour qu’ils rencontrent la mort dans l’ivresse de la liberté. C’est cela que son père racontait. Samaweyn se souvenait de sa voix, quand il racontait le temps ancien, le temps où les esprits habitaient encore avec les hommes dans Pétra, auprès des sources, quand ils commandaient aux vents et aux orages, et qu’ils gardaient le secret des tombeaux.

Alors les cinq familles du peuple bédouin avaient un pacte avec eux, et les esprits les avaient installées dans leur ville, au centre de la vallée. Les enfants menaient les troupeaux paître sur les pentes des montagnes, les hommes récoltaient le blé tendre qui pousse naturellement dans la plaine, devant Al-Bayda. Des sources jaillissaient librement, les femmes allaient y puiser une eau pure et intarissable. Les vieilles femmes allumaient les feux dans les tombes creusées dans la falaise, et toute la vallée, le soir venu, se remplissait des fumées des gens du peuple.

Le père de Samaweyn disait aussi l’interdiction, car nul en ce temps-là ne devait chercher à connaître le secret du passé. Nul ne devait laisser les étrangers s’approcher du Trésor, car les esprits sont jaloux et pleins de colère. Si le malheur voulait qu’un étranger pénétrât dans leur ville et cherchât à s’approprier leur bien, les esprits se vengeraient, et le peuple bédouin serait chassé à jamais de Pétra.

Ainsi parlait le père de Samaweyn, et tout s’était accompli comme il l’avait dit. Maintenant Samaweyn était seul au monde, car son père était parti de l’autre côté de la mer, pour ne pas revenir. Les cinq familles bedouls avaient été chassées loin de la ville des esprits, et pour elles le gouvernement avait construit un village de maisons en ciment, toutes pareilles. Alors les enfants erraient dans les ruines, ils lisaient avec leurs mains les dessins que les génies avaient laissés sur les pierres, sur les tessons, ils regardaient la danse invisible qui soulevait les nuages de poussière dans les cours des palais morts.

Samaweyn a ouvert la valise noire. C’est la valise que son père avait emportée de l’autre côté de la mer. C’est une belle valise avec des ferrures solides, et une serrure avec quatre petites roues chiffrées qui ne commandent l’ouverture qu’en échange d’un secret. Samaweyn est le seul à connaître le secret. Les autres habitants de la maison, son oncle maternel, ses cousins, ignorent le secret. Ils ignorent également ce que contient la valise. Des bijoux, de l’or, des billets de banque, peut-être ? C’est ce qu’ils croient. Et Samaweyn est content qu’ils puissent croire cela. Quand il a envie d’ouvrir la valise, il sort de la maison de son oncle et il marche dans la plaine, le plus loin possible. Il va jusqu’à un promontoire d’où on voit très bien la vallée calcinée des esprits. C’est là qu’il venait avec son père, il y a très longtemps, pour entendre parler des esprits. Il se souvient du son de sa voix, de sa main sur son épaule. Tout a disparu, les mots et le souffle, la force de la main de son père et la couleur de ses yeux. Il n’est resté que le paysage calciné, et cette valise qui est arrivée un jour, depuis l’autre côté de la mer. C’est pour cela que Samaweyn a pris l’habitude de venir ici, pour se souvenir.

Ses cousins sont penchés, ils guettent du haut du mur de parpaings qui encercle le village bedoul. Ils ne savent rien. Ils ignorent tout du trésor. Alors, par dépit, ils jettent des pierres, ils sifflent comme l’aigle. Mais ils n’osent pas s’approcher de Samaweyn. Ils savent que c’est comme le secret des génies, celui qui le viole s’enferme dans un cercle invisible qui le rend fou, jusqu’à marcher sur sa propre ombre.

Samaweyn a fait tourner les petites roues qui libèrent la serrure, il a ouvert lentement le couvercle de la valise. Il ouvre toujours lentement, à cause du vent sournois qui peut s’engouffrer et éparpiller le contenu de la valise.

Au fond de la valise, il y a des papiers attachés par une ficelle, des photos, des lettres. C’est cela le trésor, rien que des papiers et des photos. Mais Samaweyn est heureux chaque fois qu’il soulève le couvercle, ses yeux brillent et son visage s’éclaire, et c’est pour cela que les autres imaginent l’or et l’argent, ou les liasses de dollars.

Dans la maison de son oncle maternel, Samaweyn n’a jamais ouvert la valise. Il la met par terre, contre le lit, avec un oreiller par-dessus, comme un siège. Un jour, il a surpris Ali qui essayait de l’ouvrir. Il tournait les roues, en marquant un chiffre après l’autre. Il n’a pas entendu Samaweyn arriver. Samaweyn lui a sauté à la gorge, et ils se sont battus. Ali était le plus fort, il a renversé Samaweyn et il a voulu l’étrangler. Il serrait sa gorge, sur la pomme d’Adam, et Samaweyn commençait à suffoquer quand son oncle maternel est entré dans la pièce. Il a pris un bâton qui sert à guider les chameaux, et il a frappé son fils Ali, et il a frappé Samaweyn aussi, mais seulement aux jambes. Il était hors de lui, il les a insultés, il les a traités de mendiants, de bons à rien. Par la suite, Ali n’a jamais plus essayé d’ouvrir la valise noire. Peut-être que s’il l’avait demandé, Samaweyn lui aurait montré le trésor des lettres et des photos jaunies, surtout celle où on le voit encore bébé dans les bras de celle qu’il appelle sa mère, l’étrangère blonde venue de l’autre côté de la mer et qui a emmené son père avec elle.

Il sait bien que l’étrangère n’est pas sa mère, sa vraie mère est morte en le mettant au monde. Mais c’est elle qu’il a choisie, depuis qu’il connaît le contenu de la valise.

Samaweyn regarde les photos qui bougent dans le vent. Il lit avec application les mots en anglais qui sont marqués derrière la photo. Love, Sara. Personne d’autre que lui ne connaît ces mots. Ils sont lourds, ils pèsent sur ses paupières, ils font battre trop vite son cœur. En dessous de lui, la vallée calcinée est solitaire, il n’y a plus de fumées, même les oiseaux se sont tus. Peut-être que c’est pour cela que son père est parti, un secret est parfois trop lourd à porter.

Eldjy, hiver 1990

Ainsi, moi, John Burckhardt, je pénètre à nouveau dans le mystère du temps. Après tant de fatigues, tant d’atermoiements, je m’approche de cette muraille, j’entre dans le passage du Syk (ainsi l’appelait le voyageur, dans son journal). Dans la lumière pâle de la première aube, les montagnes semblaient encore plus étrangères, elles avaient quelque chose de maléfique, de surnaturel. J’avais refusé les guides, pour entrer seul dans la cité des morts. Tout était désert alentour. Le village, les abords des hôtels, même la grotte où autrefois on louait les chevaux. La vie s’était retirée de cette vallée, les regards étaient tournés vers ailleurs. Alors j’étais revenu à ce mois d’août 1812 où tout avait commencé, quand le voyageur dont je porte le nom marchait sur ce même sentier, descendait vers la muraille brûlée où s’ouvre le Syk.