Dans ma poitrine, il y a les coups de mon cœur. La solitude de la guerre est mortelle. J’entends les bruits des voix, les cris aigus des enfants, les coups de massette des ouvriers qui sculptent la pierre, je sens même l’odeur de poudre de la pierre qui éclate. Je sens la sueur des hommes. Je suis sous le même ciel, je respire le même vent. Les nuages glissent éternellement. Là-bas, un peu plus loin, sur la route d’Al-Hajara, passent les mêmes nuages, et leur ombre voyage facilement jusqu’au confluent des deux fleuves où le monde a commencé.
Je respire le même vent, la même poussière. J’entends les mêmes cris d’oiseaux, les croassements des corbeaux, les sifflements de l’aigle. Sur les pierres, au ras du sol, il y a des mouches plates, et les herbes maigres vibrent dans le vent. Je suis dans la vallée de la mémoire, dans la faille où le temps est tapi comme une ombre. Je marche sur mon propre corps.
Je suis entré dans une tombe ouverte sur la falaise, de l’autre côté de la vallée, en face du Trésor. J’ai grimpé aux rochers, je me suis assis à l’entrée de la grotte. C’est une salle immense, creusée dans la falaise. Les parois sont rouges, tachées de suie. Il y a une grande fêlure qui part du sommet de la falaise, traverse le tombeau et descend vers le centre de la terre. Quand je suis entré, je l’ai vue, et j’ai frissonné, comme si c’était vraiment la cassure qui rompra le monde. Je pense au Ghor, et à la grande vallée du Wadi Mujib, à cette lèvre de lave. Ainsi Burckhardt, le voyageur, a franchi ces murailles et ces gouffres, avant de s’asseoir ici, sur la place, devant le Trésor. Il a vu la mer de bitume où s’accroche la brume. Il est entré ici, comme dans sa propre tombe, sans savoir vraiment qu’il avait atteint le but de son voyage. Je marche sur ses traces, maintenant je lis ma propre histoire sur les empreintes de la falaise. Je glisse dans le même creux, j’entre dans la même antichambre.
Alors le guide a dû jeter un regard de colère et de crainte vers la vallée, tandis qu’il chargeait la chèvre sur ses épaules. « Nous ne pouvons pas nous attarder ici, les brigands vont nous surprendre. » J’entends la plainte de la chèvre, je sens l’odeur d’urine qui souille sa fourrure. Je charge l’outre d’eau sur mon épaule et je marche au fond de la vallée, vers la ville des esprits.
Maintenant, le soleil est haut dans le ciel sans nuages. Les touristes ont commencé à arriver. Une vingtaine d’un coup, on dirait qu’un autocar venu du néant avec ses phares allumés et ses portes pneumatiques verrouillées les a déversés devant le théâtre, à l’entrée de la ville.
Ils marchent le long de la voie romaine. Ils ont des casquettes multicolores. Ce sont des Italiens pour la plupart, quelques Espagnols aussi. La guerre en Irak ne les préoccupe pas. Ils parlent fort, ils prennent des photos.
Le long de la voie, il y a les marchands de pacotille, les marchands de sable, les Bédouines vêtues de noir accroupies devant leurs étals de bouts de verre teinté, de tessons pseudo-nabatéens, de vieux clous rouillés. Il y a aussi les vendeurs de sodas, les vendeurs de casquettes, les vendeurs de Chiclets. Le soleil brille sur les ruines, brille dans les cheveux des enfants. Un vieux dromadaire mité baraque en grognant. Dans les collines, au-dessus de la ville, je vois les silhouettes des dromadaires qui sautillent sur leurs pattes entravées.
Au bout de la ville, le voyageur s’est assis devant les murs du château de la Fille du Pharaon. Il essaie de prendre des notes et des croquis, les mains cachées sous sa robe, et le guide s’écrie : « Je vois bien ce que tu es, un infidèle, ton véritable but était de pénétrer dans la cité de tes ancêtres, mais sache bien que nous n’accepterons pas que tu emportes la moindre parcelle des trésors qui sont cachés ici, car ils sont sur notre terre, ils nous appartiennent. » Il a empoigné la chèvre, il s’apprête à continuer sa route vers le mont Haroun.
Le groupe des touristes entre dans les tombeaux, monte les marches des temples. Ils ont été rejoints par une classe d’écoliers conduits par un maître d’école armé d’un long bâton. Ils viennent de Shaubak. Certains ont des T-shirts marqués aux noms d’universités nord-américaines.
J’ai grimpé sur la colline, au-dessus de la ville, j’ai marché sur un sentier à peine visible, jusqu’au troupeau de dromadaires. J’ai vu la colonne de pierre enracinée dans le sol, que Burckhardt appelle drôlement Hasta virilis pharaonis, et les Arabes plus simplement Zab Firawn. Ici, tout est silencieux, juste le froissement léger du vent sur les pierres. La falaise, derrière moi, est percée de quantité d’ouvertures, entrées de tombes, alvéoles, usées, fondues par l’érosion. Des orbites béantes. Au-dessous, vers le sud-ouest, je vois la vallée du Wadi Ath-Thughra, une crevasse profonde, sans eau, brûlée par la lumière du soleil. C’est là que le voyageur a marché, avec le guide, jusqu’au pied du mont Haroun. Je scrute le fond de la vallée, comme si j’allais apercevoir les silhouettes des deux hommes, entendre encore la voix de la chèvre qu’on mène au sacrifice. Au bout de la vallée, le mont Haroun domine les autres montagnes. La coupole blanche est éclairée par le soleil.
Maintenant je sais que je n’irai pas jusqu’au tombeau. Je voulais simplement trouver une place, au pied de la montagne, sentir la marque, là où le sang de la vieille chèvre avait coulé. Ramasser un peu de terre et m’en oindre le visage. Mêler la poussière rouge à ma salive, et m’en oindre les paupières. C’était pour cela que j’étais venu. Pour voir. Pour perdre le temps, et voir, avec les yeux de cet homme inconnu dont je porte le nom. Mais il est trop tard, sans doute. Le 17 janvier, quand le ciel de la nuit s’est empli du fracas des bombardiers, tout est devenu silencieux dans la ville des esprits, et le voyageur et son guide sont redevenus des fantômes inaccessibles. Un instant, à l’aube, j’ai cru entendre le bruit de leurs pas, leurs voix, l’appel plaintif de la vieille chèvre que le guide porte sur ses épaules. Puis tout a disparu, tout est redevenu exact.
Je suis redescendu vers la ville. Le soleil décline déjà. Des nuages sont apparus au-dessus des montagnes, à l’ouest, et la tombe de Haroun s’est effacée. À l’instant où j’arrive au pied de la falaise, une jeune fille est debout devant moi. Elle est pieds nus, elle porte la longue tunique noire des Bédouines et un pantalon de toile bleue. Son visage est entouré d’un voile d’un blanc approximatif. Je reconnais une des filles qui marchaient sur la voie romaine, du côté du théâtre. Elle a un visage étrange, impassible, ses yeux sont couleur d’ambre, ils brillent avec force. Tout de suite je comprends qu’elle est muette.
Comme je reste immobile, elle avance vers moi, elle tend sa main droite ouverte. Dans la paume de sa main, il y a un caillou très rouge, couleur de braise. Elle s’arrête devant moi, elle me regarde, puis elle met le caillou dans ma main. Son visage est tendu, mais sans aucune crainte. Elle est d’une beauté inquiétante et sauvage. Ses cheveux sous son voile sont emmêlés, son visage est sali par la poussière, elle a des écorchures aux mains.