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Avec elle, je partage les provisions que j’ai emportées de l’hôtel, du pain et une orange. Je pèle l’orange comme on fait en Afrique, en n’enlevant qu’une mince pellicule brillante, puis je la divise en deux et je lui donne une moitié à sucer comme une coupe. Lajeune fille imite mes gestes, elle boit le jus et elle recrache les pépins et les bouts de pulpe. Elle a les lèvres gercées par le soleil, il lui manque des dents.

Quand elle a fini de manger, elle reste accroupie contre la paroi de pierre, à l’ombre d’un rocher. Elle continue à me regarder, elle dessine dans la poussière avec le bout de ses doigts. J’ai sorti de ma poche le petit carnet sur lequel j’ai dessiné tout le long du chemin, dans le Syk, les rocs, les fissures, les stries de la pierre dans les tombes. Elle me montre le carnet, et elle fait le signe d’écrire. Elle regarde les lettres, puis à son tour, avec le crayon, elle trace des signes, dans une écriture étrange qui n’appartient qu’à elle, des cercles et des barres. Elle fait cela, puis elle me tend le carnet. Son visage exprime une joie enfantine. Dans son visage sombre, ses yeux semblent transparents. Son regard pénètre en moi, me remplit du silence.

Je voudrais savoir son vrai nom. Je dis des noms, au hasard, pendant qu’elle lit sur mes lèvres. Je dis Ayicha, Meriem, Samira, Alia, Hanné. Elle balance son buste, le dos à la lumière. Le vent gonfle sa tunique noire, fait flotter son voile. Dans son visage sombre, ses yeux jaunes brillent avec un éclat surnaturel. En bas, dans la vallée, les silhouettes des touristes italiens bougent très lentement. La jeune fille les regarde à peine. Elle est là depuis toujours, jeune et mince et sauvage, c’est elle qui règne sur la ville des esprits. Quand le voyageur et le guide lyathene sont entrés, portant la chèvre pour le sacrifice, elle les a regardés du haut de son promontoire. Peut-être qu’elle est descendue dans le lit du Wadi Ath-Thughra, du côté du tombeau des Serpents, et qu’elle a marché au-devant d’eux, avec dans sa main ouverte la même pierre couleur de braise.

Et d’un seul coup, comme elle est venue, elle disparaît. Je vois un instant sa silhouette noire bondir le long de la falaise, dans la direction du Wadi Siyagh. Elle se glisse dans les crevasses, elle se mêle à l’ombre. Il ne reste que la montagne, le bruit du vent, et l’arête nue où sautillent les bêtes entravées.

Je suis retourné en bas, dans la ville, avec les touristes italiens. Un soldat bédouin en uniforme de la Légion arabe est debout à côté d’une chamelle couchée. Il y a aussi un chamelon entravé. Le soldat pose pour l’album de deux jeunes Canadiennes en short et sac à dos. Après leur départ, j’ai offert une cigarette au vieux soldat, et nous avons fumé ensemble, sans rien dire. Au moment où je m’en allais, il m’a dit en anglais que la chamelle s’appelait España. Le chamelon n’a pas encore reçu de nom. Les bêtes appartiennent à sa famille. Elles sont marquées d’un signe en forme de trois lobes.

Peu à peu, les touristes se sont dispersés. Les marchands ont plié leurs étals, les ont chargés sur les mulets. La chamelle et son chamelon se sont éloignés dans le bruit mou de leur pas traînant. Le vent s’est mis à souffler plus fort dans la vallée, la ville des esprits est devenue violet sombre. Même la pierre que je tiens dans ma main s’est assombrie.

Je ne suis pas retourné vers Wadi Moussa. J’ai commencé à marcher dans le lit du Wadi Siyagh, vers la source. Il y a en moi un vide, une impatience. Je veux voir ces falaises, ces roches éoliennes, les yeux des tombeaux ouverts sur la nuit qui arrive. C’est ainsi qu’ils étaient apparus au voyageur intemporel. Tandis qu’il marchait à la lueur du crépuscule, le long du ravin jusqu’au pied du mont Haroun, il ressentait la même impatience, le même vide. Il se hâtait derrière le guide vers le lieu du sacrifice, il attendait que le sang jaillisse de la gorge de la chèvre haletante et coule sur la terre poudreuse, la colore de cette teinte de braise. Moi aussi c’est le sang qui me guide, la tache brune dans le creux de ma paume, cette pierre que la fille muette m’a donnée comme une gemme. Elle brûle ma main. C’est mon seul talisman contre la fatalité de la guerre.

Je suis brûlé par la soif. Depuis l’orange partagée avec la muette, je n’ai rien bu, je n’ai plus de salive dans ma bouche et mes lèvres saignent. De chaque côté, les hautes parois de la falaise chauffent comme des fours, restituent la lumière emmagasinée pendant le jour. Dans ma main, la pierre rouge est lancinante.

Je marche, sans savoir pourquoi, sans comprendre où je vais. Je dois trouver la source, c’est la seule chose qui m’importe, qui m’obsède. Passé le promontoire du fort croisé de Habis, le Wadi Siyagh fait une grande courbe, c’est là que les tailleurs de pierre sont venus chercher leurs blocs, autrefois. La montagne est sculptée comme à grands coups de hache. Au pied des carrières, il y a des champs cultivés, des étendues de blé. Le ruisseau serpente en minces filets entre les plages de galets et de sable. Il n’y a personne. J’entends encore les cris des corbeaux, quelque part, qui résonnent au fond de la vallée, ou bien très haut, le gémissement des rapaces. Je marche en cherchant des traces, les traces légères de ses pieds nus dans le sable. La jeune fille a dû passer ici il y a une heure, peut-être. Elle a remonté le ruisseau jusqu’à la source. C’est là qu’elle habite. Je sens son regard sur moi, son regard étrange et liquide, son regard lisse qu’aucun mot ni aucun outrage ne peuvent troubler. Je marche sans reprendre haleine, la pierre rouge serrée dans ma main droite.

Juste avant la nuit, je trouve enfin la source. Elle est cachée au fond de la vallée au milieu des broussailles et des arbustes. Je descends vers le fond du ravin, en m’accrochant aux racines, je rampe dans le taillis des lauriers-roses. De temps en temps je m’immobilise et je cesse de respirer, pour mieux entendre. Quelque part, tout près, je perçois le bruit de l’eau, le bruit le plus doux, comme une voix, comme une parole du langage de la jeune fille muette. J’avance en rampant dans la boue. Les buissons me griffent aux yeux, les branches des lauriers-roses sont des fouets amers. Puis je la vois, l’eau verte étincelante de moustiques, l’eau secrète, sourdant tranquillement du ventre de la montagne parmi les rochers et les branches des arbustes. Une libellule rouge vole sur l’eau.

C’est elle que je suis venu voir. La source est à elle, la pauvre muette qui erre dans les ruines des génies et distribue ses cailloux. La source, c’est elle. L’eau a la couleur de ses pensées, elle parle avec sa bouche. Je suis à plat ventre dans la boue au milieu des moustiques, et je sens son regard. Elle est là, cachée dans les broussailles, c’est ici qu’elle mène son troupeau de biques à l’heure de boire. Sur les rives du bassin, il y a les traces des sabots, les boulettes des crottes. Il y a l’odeur de ses habits, l’odeur de son haleine. Je frissonne. Lentement, je rampe jusqu’à l’eau, j’écarte les moustiques du plat de la main et je bois longuement l’eau froide, couleur d’émeraude, l’eau fermentée pleine de vie.

Peu à peu la nuit descend. Il y a un froufrou de ramiers, pas loin, les cris des crapauds, dans le ciel gris le vol titubant des chauves-souris.

Je suis heureux, un peu ivre de cette eau, on dirait. Je redescends la vallée, vers les plages, là où le Siyagh serpente à travers les hautes herbes et les champs de blé. Maintenant, je ne sens plus la solitude. Ici, à Pétra, je suis tout près de l’entrée, à la porte même d’un autre monde, ce monde où l’ancien voyageur n’est jamais entré. Ailleurs, la guerre dévore les hommes, assassins honteux et maudites victimes, mais dans cette vallée vivent toujours les esprits.