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J’ai retrouvé le tombeau, au bas de la vallée, là où le Siyagh se divise. Il pleut à présent, et à l’instant de franchir le seuil du tombeau, j’hésite un instant. C’est ici que vit la jeune fille muette. Sur la paroi du tombeau, je vois sa silhouette, la longue tunique noire, sa chevelure défaite sur les épaules. La nuit a déjà mis de l’ombre sur ses lèvres. Mon cœur cogne si fort que je perçois ses coups dans mon corps, dans mes membres, à la saignée des coudes. En entrant dans le tombeau, je pose sur le sol la pierre rouge, comme une obole. C’est un rite très ancien, que je n’aurais jamais dû oublier. Je m’allonge sur la terre dure, je cherche un instant ma place. L’entrée du tombeau s’ouvre sur un gris très doux. Il y a une odeur de fumée, d’une braise très lointaine, du temps où les vivants et les morts savaient dormir ensemble.

La jeune fille muette est assise à côté de moi. Je sens le parfum de sa peau, de ses habits. J’entends son souffle régulier. Elle veille et je dors, je m’enfonce dans le rêve du temps où Dieu n’avait pas encore de visage, où régnaient ses esprits dans les pierres et dans le vent, dans les gouttes de la pluie, dans le soleil qui descend et dans le cercle de l’eau sous la lune.

Je t’écris

Je t’écris, à toi qui vis de l’autre côté de la mer, dans ce pays si lointain dont tu ne reviens pas. J’écris ces mots sachant qu’ils n’iront jamais jusqu’à toi. Je les écris pour les envoyer sur le vent, quand le vent souffle du désert vers le couchant, car seul le vent peut franchir les montagnes et la mer. Il y a si longtemps que tu es venue, et repartie, et aujourd’hui l’on dit qu’à cause de la guerre le monde ne pourra pas durer. Je suis bien le dernier des Samaweyn.

Je me souviens de toi comme d’un songe, et je me souviens de chaque moment de ce songe. Les paroles que tu disais dans ta langue. La clarté de tes yeux, l’or de tes cheveux, la grande robe blanche que tu portais et qui étonnait tous les gens, parce que dans notre village les femmes sont vêtues de noir. Les enfants marchaient derrière toi. Partout où tu allais, ils t’accompagnaient. Alors tu m’as vu, debout contre la falaise, là où sont les loueurs de chevaux. Pourquoi m’as-tu choisi ? Est-ce que tu avais compris que j’étais orphelin de père et de mère, et que je n’avais comme seul bien que cette valise, avec son trésor de photos et de papiers jaunis ? J’ai marché avec toi dans la ville des esprits, je t’ai accompagnée dans les tombeaux. Il faisait froid, le vent soufflait du sable dans le Syk, les buissons arrachés tourbillonnaient sur la grande voie des Romains, dans le théâtre. Je me souviens, tu avais de la poussière dans les yeux. Tu avais entouré ta tête avec un grand foulard blanc et tu marchais contre le vent, sans rien dire, et moi je marchais un peu devant toi, le corps tourné de côté comme font les chiens. Cet hiver-là, la neige était tombée si épaisse sur les montagnes alentour, et le ciel était couleur de neige, rose et gris à l’est, et les ruisseaux étaient gelés. Tout était silencieux et glacé. Les gens étaient venus, les uns après les autres, des villages voisins, vieillards, enfants chassés par le froid, ils s’étaient installés de nouveau dans les tombes, comme autrefois. Ils avaient poussé leurs troupeaux devant eux, dans le défilé étroit, et toute la cité des morts résonnait des voix des bêtes et des cris des hommes à cheval. La vallée résonnait comme au temps du Pharaon, au temps où les génies et les hommes vivaient dans cette vallée. La vieille Ayicha, de la famille de mon oncle, s’était installée dans le tom-beau des Serpents, sur la route du mont Haroun. Chaque jour, les enfants se réunissaient sur la place, devant le théâtre ou sur la voie des Romains, dans l’attente d’un événement nouveau. C’est ainsi que tu es venue, toi, quand personne ne t’espérait, vêtue de ta longue robe blanche, avec tes cheveux d’or et tes yeux de ciel.

Tu es venue, et tu es entrée dans ma vie, et j’ai pensé tout de suite que c’était toi qui devais venir, comme si tout avait été écrit dans le livre de la destinée. « Quel est ton nom ? » m’as-tu dit. Tu parlais notre langue avec un accent étrange. Les autres enfants, les adolescents étaient rassemblés autour de toi, tous te regardaient de leurs yeux sombres. Et toi tu m’as choisi, parmi tous ces enfants qui se pressaient pour te regarder et toucher ta robe.

J’ai marché avec toi, tous ces jours, à travers la ville des esprits. Je n’avais rien d’autre à faire que marcher à côté de toi, un peu devant ton ombre, du matin jusqu’au soir. Parfois tu hésitais, tu cherchais le chemin pour monter jusqu’aux tombeaux à flanc de falaise. Tu avais une grande carte couverte de signes et de dessins. Alors je marchais devant toi, je te montrais le chemin. Le vent froid brûlait ton visage, tu avais des larmes dans les yeux.

Quand tu entrais dans les tombeaux, je restais au-dehors. Je m’asseyais sur les marches et j’attendais.

En bas dans la vallée, le vent soulevait la poussière, chassait les enfants. Les Bédouins avaient attaché leurs chevaux, ils se mettaient à l’abri dans les recoins de falaise, derrière les rochers. Ils fumaient. Je voyais le vieux Jabri, vêtu de sa robe en haillons, pieds nus dans des souliers éculés, qui restait assis auprès de son cheval de peur qu’on ne le lui vole, comme si c’était une monture magnifique, et c’était une haridelle boiteuse et presque aveugle.

Tu dessinais dans un petit cahier aux pages cousues. Tu inscrivais les portes, les murs, les colonnes, les dessins gravés.

Chaque matin, tu voulais voir le Trésor. Quand la lumière était très claire et qu’il n’y avait encore personne, tu entrais dans le tombeau, et moi je restais assis sur une pierre en face, à regarder l’urne en rêvant qu’elle allait enfin s’ouvrir et déverser son or sur la place poussiéreuse.

Après, tu me connaissais mieux, tu me confiais ton sac à dos. Je n’en avais jamais vu de semblable. Il était fait dans une toile très douce, décoré de fleurs multicolores, et il sentait une odeur très douce aussi, ton parfum, que je porte encore dans ma mémoire.

Je n’ai jamais osé regarder ce qu’il contenait. Tu posais le sac par terre, à côté de moi, avec un sourire. Je le gardais. Quand tu sortais du tombeau, tu étais éblouie par la lumière et par le vent. Tu prenais des lunettes noires dans ton sac.

Je me souviens, un après-midi, en sortant du tombeau Malaki, le soleil t’a aveuglée et tu es tombée. Tu avais mal à un genou, et je t’ai aidée à te relever. Tu marchais appuyée sur mon bras, je sentais la chaleur de ton corps, l’odeur de tes cheveux d’or, cela faisait battre mon cœur très fort.

Un après-midi encore, sur la route du mont Haroun. Près du tombeau des Serpents, je m’en souviens comme si c’était hier, et le souvenir me remplit de joie et de tristesse, parce que c’est tout ce que j’ai gardé de toi, cette fumée légère du souvenir. Tu voulais aller jusqu’au tombeau de Haroun. Je n’avais pas osé te dire non, même si je savais que je n’avais pas le droit de t’y conduire, parce que tu étais une étrangère, une chrétienne. Nous marchions dans la vallée, dans le lit du torrent desséché. Moi devant, toujours un peu de côté, sans parler.

Et soudain, alors que nous venions de dépasser la montagne qu’on appelle la mère des Citernes, il y a eu une nuée noire dans le ciel et un vent violent dans la vallée qui a soulevé des trombes de poussière. Tu t’es enveloppée dans ton foulard blanc et moi j’ai enroulé mon keffieh sur mon visage, mais le vent était si violent qu’on ne pouvait plus avancer. Les parcelles de pierre arrachées à la montagne bondissaient sur le chemin, blessaient les mains et le visage. Tout à coup la pluie s’est mise à tomber, si fort que nous ne pouvions plus respirer. L’eau cascadait de tous les côtés de la montagne, grossissait le torrent couleur de sang, et le fracas se mêlait aux grondements du tonnerre. Tu as crié mon nom : Samaweyn ! Il me semble que j’entends encore ton cri, et je tressaille d’inquiétude. J’ai compris que tu étais perdue. Tu avais peur. Je t’ai prise par la main et je t’ai guidée jusqu’à la falaise, vers les rochers éboulés qui mènent à l’entrée du tombeau. Là où vivait la vieille Ayicha.