Dans la grotte, il faisait chaud comme dans une maison. Nous avons regardé la pluie tomber et les éclairs zébrer le ciel, et le torrent emporter la terre au fond de la vallée. Tu tremblais de froid. Tes cheveux mouillés collaient à ton visage, sur tes épaules. Tu as mis ton bras autour de moi et tu m’as serré très fort. Jamais je n’avais connu de moment semblable. Nous étions seuls au monde, dans cette grotte au bord du torrent, tandis que la terre entière était emportée par l’eau et par le vent. Les éclairs touchaient les montagnes, les brisaient avec un bruit effrayant.
Tout le jour nous sommes restés assis dans la grotte, tapis contre la muraille. Quand la pluie a cessé, j’ai entendu la voix de la vieille Ayicha qui se plaignait dans la tombe voisine. Je suis allé chez elle, je lui ai dit de préparer le thé et de quoi manger. D’abord elle n’a pas voulu, elle proférait des menaces du fond de son antre, comme une sorcière. Puis tu es venue, dans la lumière du crépuscule, après la pluie, tu étais aussi blanche et belle qu’un génie au commencement du monde, quand il n’y avait que les esprits qui habitaient cette vallée et les monts Shara, avant même que ne vienne ici le prophète Haroun, quand un grand fleuve coulait et que les pâturages étaient infinis, ainsi parlait mon père au bord de la falaise, et avant lui son propre père. La vieille Ayicha a mis la bouilloire sur le feu pour le thé, elle a sorti d’une besace du pain et des dattes pour moi et pour l’étrangère.
Tu as mangé, tu as bu le thé noir. Tu frissonnais de fièvre. Dehors, la nuit était obscure, il y avait seulement la lueur intermittente des éclairs sur les montagnes. Moi aussi j’ai partagé le pain et j’ai bu du thé brûlant. Je ne savais plus qui j’étais, il me semblait que je revivais un souvenir très ancien.
Ensuite la vieille a déroulé un tapis près du feu, et tu t’es couchée, la tête appuyée contre une pierre. La nuit était infinie. Je me suis installé à l’entrée du tombeau, à ma place, et j’ai veillé pendant que toi, l’étrangère, tu dormais.
Cela aussi, je ne peux pas l’oublier. C’était ma nuit, écrite dans ma mémoire, cette nuit rayée d’éclairs qui tournait autour du tombeau, et le feu vacillant qui éclairait ta robe, tandis que tu dormais, et la vieille Ayicha qui lançait des brassées de brindilles et des racines mortes dans les flammes, le tourbillon de la fumée et le crépitement des étincelles.
La nuit a tourné, comme si elle ne devait jamais finir, toi, l’étrangère dormant, enroulée dans le tapis, la tête appuyée sur la pierre, la vieille accroupie près du feu, son visage encore plus noir à cause de la fumée, et moi à l’entrée du tombeau, le dos appuyé à la pierre froide.
À l’aube le feu s’est éteint complètement et la vieille est allée se coucher au fond de la grotte. La pluie avait cessé. J’avais les yeux écorchés de fatigue, mais j’avais juré de ne pas m’endormir. L’aube s’est rompue lentement, les rochers sont apparus, de plus en plus rouges. Au fond de la vallée, le torrent de la nuit avait cessé de couler, il ne restait que les flaques couleur de sang caillé.
Avant le jour, j’étais de retour avec la valise de mon trésor. Tu étais réveillée. Pour toi, j’ai fait le chiffre secret et j’ai ouvert la valise, et l’une après l’autre, j’ai sorti toutes les lettres, les photos, les cartes postales qui montraient le pays où mon père était mort.
Tu as lu les lettres, à haute voix, les lettres écrites par la femme aux cheveux d’or qui m’a tenu dans ses bras quand j’étais bébé, et que j’ai appelée ma mère. Tu lisais dans cette langue étrangère et chantante que je ne connais pas, mais qui est belle comme une musique. Le jour qui se levait brûlait mes paupières. Je me suis endormi en écoutant les mots chantants, la tête appuyée contre mon bras, comme quand on écoute un conte.
Tout cela est passé. Maintenant, mon oncle est mort. Il avait été dans la légion du grand Abdullah, quand ils se battaient sur les épaules de la terre, pour la ville sainte. Il est mort dans sa maison de ciment, au village bedoul, le visage tourné vers la ville des esprits, là où il était né, là où mon père et le père de mon père étaient nés. Mais les esprits eux-mêmes ont cessé d’y vivre, ils ont été remplacés par les touristes et les curieux qui traversent jour après jour comme un vent de poussière. Les soldats vaincus se sont arrêtés sur la rive du fleuve et, du haut de la falaise, ils regardent la ville sainte jusqu’à ce que leurs yeux soient brûlés. Que reste-t-il aux hommes, quand les guerres sont finies ? Le silence, comme aujourd’hui, sur le grand désert au sud de Bagdad, le silence qui serre le cœur des vivants et qui ouvre une fissure au cœur des pierres.
Toute ma vie, j’attendrai que revienne la jeune étrangère aux cheveux d’or, qui apportait le message de mon père, de ce pays lointain où la neige brille sur les montagnes et où les champs d’herbe sont vastes comme la mer. Ce pays aux noms fabuleux qu’elle prononçait pour moi dans le tombeau, au lever du jour : Basel, Berne, Fribourg, Winterthur, Lucerne, Soleure, Sierre, et les rivières aux noms doux et puissants, Aar, Rhin, Rhône, dont l’eau ne cesse jamais de couler. Ce pays dont mon père parlait dans ses lettres, où il y a l’abondance, où les arbres se brisent sous le poids des fruits, où les enfants ont des yeux si bleus. Peut-être que c’est ma mère qui reviendra. Je ne sais d’elle que son nom, Sara. D’elle je n’ai plus que ces photos, l’une enlevée à son passeport, où elle est très jeune, avec des lunettes d’étudiante, et un sourire si sûr. L’autre où elle est avec moi dans ses bras, un peu floue, sur la route d’Al-Bayda, et on voit dans le fond la grande tente de laine brune où elle habitait avec mon père.
Quand je me suis réveillé de ce songe, il faisait froid dans la grotte. La vieille Ayicha somnolait, tassée sur elle-même comme une momie, elle s’est à peine réveillée quand je l’ai secouée.
« Où est-elle ? Où est l’étrangère ? Réponds-moi, sorcière, cesse de dormir, n’as-tu pas vu quand elle est partie ? »
J’ai couru à perdre haleine à travers la ville des esprits. La pluie avait tout lavé, tout balayé. L’aube avait de grands nuages en haillons qui tournoyaient au-dessus de la vallée. Sur les montagnes, à l’ouest, il y avait des plaques de neige.
J’avais le cœur déchiré, à cause du silence et de la solitude. Je ne savais même pas son nom. J’ai crié celui de ma mère : Sara ! Comme si mon cri pouvait franchir les montagnes, la mer et les espaces perdus, et aller jusqu’au bout du monde, là où elle était, là où mon père était enterré. Ainsi ma grand-mère l’avait entendu, le jour où mon père avait été mortellement mordu par la scie à couper les grands arbres des montagnes, un cri qu’il avait poussé et qui l’avait fait tressaillir, elle qui l’avait porté dans son ventre et mis au monde. Puis elle s’était couchée et elle s’était laissée aller à la mort.
Tout le jour j’ai marché dans la vallée, remontant et descendant le Syk, à la recherche de traces invisibles. Sur la terre, dans la tombe de la vieille Ayicha, j’ai senti son odeur, la place où elle avait dormi, la tête près du feu, abandonnée à la fureur de l’orage.