Ensuite Stern a fait passer Pervenche dans une salle de bains, en réalité c’était juste un coin d’atelier séparé par une cloison, dans lequel il y avait un miroir et un w.-c. chimique. Il lui a donné des maillots de bain pour les photos. Pervenche était grande et forte, elle avait déjà de gros seins et des hanches larges, pour cela elle paraissait plus que son âge et Stern n’avait pas tiqué quand elle lui avait affirmé qu’elle avait dix-huit ans. Les maillots étaient trop petits et la boudinaient, mais elle a quand même gardé un maillot une pièce en imprimé léopard, et quand elle est sortie de la salle de bains le visage de Stern s’est un peu éclairé. Il a dit : « Bien, très bien, tourne-toi un peu. » Il s’est reculé et elle a tourné sur elle-même. Elle avait remis ses sandales, elle avait horreur d’aller pieds nus dans un endroit qu’elle ne connaissait pas. Elle se sentait ridicule dans ce maillot trop petit qui la serrait aux cuisses et faisait saillir ses seins, et son ventre déjà un peu rond, du moins c’est l’impression qu’elle avait, qu’en voyant son ventre Stern allait deviner qu’elle était enceinte. Le maillot dégageait ses épaules où les bretelles de son soutien-gorge avaient laissé des marques rouges. Pervenche a toujours eu une peau qui marque. Quand elle était petite, Clémence s’amusait à appuyer sur sa cuisse avec sa main, et à regarder la trace des doigts qui dessinait une fleur rose sur la peau. En attendant, Stern était tout excité, il tournait autour de Pervenche en faisant cliquer son appareil photo, un peu penché en avant, une mèche de ses cheveux gras qui barrait sa figure et qu’il renvoyait nerveusement en arrière, et le déclic de son appareil faisait un drôle de bruit agressif à deux temps, d’abord une vibration sourde puis un claquement sec de couperet, ketcha ! ketcha ! Laurent avait redressé la tête en entendant le bruit, mais il s’était replongé dans la lecture des magazines, vautré sur le sofa. Pervenche voyait seulement ses longues jambes terminées par des baskets, et le nuage de fumée de sa cigarette. Elle pensait que ça serait bientôt fini, mais Stern lui a dit : « Ça ne va pas, ça ne va pas du tout. » Il a baissé le maillot de la main gauche, tout en tenant l’appareil photo, il s’est un peu reculé, puis il a léché son index et du bout du doigt il a humecté le bout des seins pour faire dresser le mamelon. Il a pris encore quelques clichés, et il a dit : « Avec toi, c’est plutôt des nus que j’ai envie de faire, avec ton physique tu ne peux pas faire de la mode. » Il a fini les photos et il a enroulé lentement la pellicule, et Pervenche est allée se rhabiller dans la petite salle de bains. Elle a essuyé ses bouts de sein avec du papier hygiénique. Quand elle est ressortie, Stern avait repris son air sérieux. Il ne regardait même plus Pervenche, juste un petit sourire en lui serrant la main. « Je vais développer, voir ce que ça donne. Je te rappellerai. » Pervenche a dit qu’elle n’avait pas le téléphone, et Stern lui a donné sa carte de visite : « Alors c’est toi qui me rappelleras la semaine prochaine. » Laurent était déjà dehors, il s’étirait en bâillant d’ennui. Il n’a même pas regardé Stern. « Alors ? Ça a marché ? » Pervenche a haussé les épaules. « C’est un vieux salopard, il a photographié mes seins. » Laurent semblait indifférent. « Et en attendant, il ne t’a rien payé. » Et bien qu’elle perçût parfaitement le ridicule de la situation, Pervenche se sentit tout d’un coup envahie par la solitude.
C’était une drôle de langueur, un dégoût un peu lent, mais irrésistible. Laurent restait couché très tard, allongé sur le ventre en travers du matelas. Il faisait chaud et gris. Dehors, Pervenche percevait le bruit des autos qui glissaient sur l’avenue, sans arrêt, toujours le même bruit comme si c’était une seule voiture qui tournait.
Où allaient tous ces gens ? Par une fente des volets, Pervenche voyait le reflet des carrosseries des voitures sur le plafond, c’était son petit cinéma. Des taches rouges, bleues, grises, qui couraient à l’envers. Elle essayait d’imaginer les gens dans ces voitures, très petits et un peu transparents, avec des mains et des pieds fins et des visages poupins, pareils à des fœtus.
Elle n’avait rien dit à Laurent ni à personne, ça ne regardait qu’elle. Elle est quand même allée à la pharmacie pour acheter le test. Elle ne comprenait pas bien comment ça s’était passé. Elle se souvenait vaguement d’une nuit, en juin, à la période des examens. Elle habitait encore avec Hélène et Jean-Luc. Elle s’était saoulée avec Laurent, elle avait fumé quelques joints dans sa voiture et ils étaient allés jusqu’au garage. C’est tout. Elle ne se rappelait plus très bien quand elle s’était aperçue que ses règles ne venaient pas. Elle oubliait tout ça très facilement. Toutes ces petites choses de la vie. Quelquefois elle oubliait de manger, ou d’aller aux toilettes. Et ces petites choses se rappelaient à elle au moment où elle s’y attendait le moins, brutalement, avec une douleur. Un matin elle s’est réveillée, le cœur battant, la nausée aux lèvres, avec cette certitude, là, au centre de son ventre, un peu au-dessus du nombril.
Elle s’est quand même décidée à aller voir un docteur. Elle a choisi une gynéco le plus loin possible, à trois quarts d’heure de bus, dans la banlieue. Une grande femme brune qui ressemblait à Clémence en plus vieux, l’air méchant, comme un juge. La gynéco l’a examinée, puis elle a enlevé ses gants et elle est retournée s’asseoir derrière son bureau. « Vous êtes majeure ? » Elle a dit cela comme une affirmation plutôt qu’une question.
Pervenche a hoché la tête. « Vous avez pris une décision ? » La gynéco a griffonné l’adresse d’une clinique, avec un numéro de téléphone. Sur une autre feuille elle a marqué des médicaments. « Ça c’est pour votre autre problème. » Comme Pervenche la regardait sans comprendre, elle a dit sèchement : « Candida albicans. Il vaut mieux vous en débarrasser tout de suite. »
L’été est passé sur la ville. Il y avait cette chaleur qui s’est installée, qui faisait fondre le bitume, qui brûlait les arbustes dans leurs pots. C’est à cette époque-là que Pervenche a quitté définitivement la maison de sa mère. Il n’y a pas eu de dispute, rien. Seulement une grande lassitude. Clémence était à Bordeaux, elle avait fini l’École de la magistrature, elle attendait son affectation. Hélène travaillait à la maison, elle peignait des abat-jour pour une boutique de la vieille ville. Elle restaurait des tableaux. Jean-Luc Salvatore voulait monter un atelier de poterie, quelque part dans les environs. Ils avaient décidé de déménager de toute façon, d’aller vivre dans la vieille maison de la grand-mère Lauro, à Ganagobie. Pour Pervenche, il n’était pas question de les suivre. Là où ils habitaient, ça puait trop la térébenthine, une odeur de garagiste plutôt que d’artiste. Quand Pervenche rentrait tard, les yeux rougis par les joints, Hélène ne disait plus rien. C’est ce silence qui était devenu insupportable.
Pervenche s’est installée avec Laurent dans un appartement du centre-ville. C’était grand, vieillot, dans un chaos de désordre. C’étaient des copains de Laurent qui lui prêtaient une chambre. Des casseurs, des loubards. Il y avait un grand type rasé, avec un nom russe, son prénom Sacha. Bizarre, habillé de noir même en été, très pâle. Il regardait Pervenche un peu de côté, un peu en dessous, à la manière d’un boxeur. Il semblait dangereux, mais peut-être que c’était juste un air qu’il voulait se donner. Il écoutait des cassettes de chants nazis sur son boom-box. Il vivait avec Willie, un Antillais très noir, et pourtant raciste. Tout ce qu’Hélène avait toujours détesté.