Il y avait Chita. C’était une petite fille maigre et sombre, qui habitait avec sa famille dans une de ces baraques de parachutistes, au bord du canal. Son vrai nom, c’était Juana, mais les gosses de la rue se moquaient d’elle en lui donnant le nom de la guenon de la série télévisée. Elle ne disait rien. Hélène n’avait jamais fait son portrait. Non pas qu’elle n’en ait pas eu l’idée, ou l’envie, mais cette enfant portait un mystère. Il y avait en elle quelque chose de muet, de fuyant, de lointain, et puis elle n’aimait pas qu’on la fixe du regard trop longtemps, elle cachait son visage derrière ses mains, elle ne voulait pas qu’on la voie manger, elle était sombre, butée, incompréhensible comme un animal, c’était peut-être pour ça que les enfants de la rue lui avaient donné son surnom. Elle avait dix-sept ans, mais elle était si chétive qu’elle en paraissait à peine quatorze. Elle s’était installée dans la rue, devant la maison, et Hélène la voyait chaque fois qu’elle sortait. Un jour, elle a voulu lui donner l’aumône, mais la jeune fille l’a regardée de ses yeux sombres, elle lui a dit simplement : « Je ne veux pas d’argent, je veux travailler chez vous. » Au début, Hélène lui disait en riant : « Tu es trop petite pour travailler. » Mais la jeune fille insistait, sans sourire, avec obstination : « Je peux travailler chez vous, vous n’avez qu’à essayer. » C’est comme ça que Chita était entrée dans la maison. Elle aidait Hélène aux tâches ménagères, elle lavait le sol à grande eau, ou bien elle s’occupait de Pervenche pendant que Clémence était en classe. Elle ne parlait pas beaucoup, elle était toujours sombre, l’air soucieux, méchant. Avec son visage à la peau presque noire, et ses cheveux bouclés courts, Hélène trouvait qu’elle ressemblait à Mowgli. Puis elle s’était détendue, elle riait même quelquefois, elle jouait à la poupée avec Pervenche qui l’adorait. Longtemps, Hélène s’était efforcée de lui apprendre à lire et à écrire, mais Chita n’y arrivait pas. Elle restait penchée sur son cahier, ses mains déjà abîmées par le travail avaient du mal à tenir le crayon à bille. Elle écrivait en majuscules sur la page du cahier : JUANA. Elle ne participait jamais aux jeux des enfants dans la rue. Dès qu’elle avait fini son travail, elle s’en allait, avec l’argent de sa paie dans son soutien-gorge et du vieux pain dans un sac de plastique. Elle avait une vie pleine de mystères.
Une fois, Hélène était allée la voir dans le quartier des Parachutistes. Chita habitait une baraque que son père avait construite lui-même, avec des briques posées sans mortier, et un toit de planches et de bouts de tôle. À chaque saison des pluies, les allées étaient transformées en ruisseaux de boue. Quand le canal débordait, l’eau pourrie coulait dans les maisons. Hélène n’avait pas vu les parents de Chita, mais dans la baraque il y avait une jeune fille un peu plus âgée que Chita, le visage marqué de plaques grises. « C’est ma sœur Tina. » Chita avait ajouté simplement : « Elle est malade. Elle a l’épilepsie. »
Tout cela paraît si lointain. Pourquoi Hélène pense-t-elle maintenant à Chita ? C’est comme si tout ce qui s’était passé là-bas avait un sens pour aujourd’hui, non pas dans le genre d’une explication, mais plutôt comme une prophétie.
Le temps a passé loin du Mexique, Pervenche a eu il n’y a pas très longtemps l’âge de Chita quand elle est venue s’asseoir pour la première fois sur le muret, devant la maison des Tulipanes. Hélène s’en souvient bien, peut-être c’est la chaleur de la Provence, dans la petite maison de Ganagobie où elle a trouvé refuge après la mort de sa belle-mère, une chambre crépie à la chaux pareille à sa chambre là-bas. La rue n’est pas la même, il n’y a pas d’enfants qui jouent le soir sur le trottoir, seulement des vieux absurdes qui lancent leurs boules sur la place.
Le temps du Mexique n’était pas le même, les années étaient à la fois très longues et pleines, tous ces jours brûlants, débordant de bruit, de violence, d’émotions.
La solitude aussi. Peut-être que c’est là que tout a commencé, à la manière d’un orage qui se prépare, couvre le ciel sans qu’on sache jusqu’où il ira, jusqu’à quelle profondeur du cœur. Édouard s’absentait chaque soir, il allait passer la nuit dans la zone rose, dans les bordels de Nacho le terrible, c’était ainsi qu’on l’avait surnommé. Un petit homme à la peau jaune, l’air d’un rat, un pourri qui recrutait les filles dans les quartiers misérables et les enfermait dans ses bars minables.
Au début, Hélène ne voulait rien savoir, elle pensait qu’il restait au dispensaire après le travail, elle ne voulait pas que tout recommence comme avec Vincent Lauro, les querelles, la jalousie, un puits sans fond.
Et puis quelqu’un l’avait prévenue. Comme toujours, à mots couverts, Lupe, une femme qu’elle allait voir de temps à autre l’après-midi, parce que son mari l’avait quittée. Hélène croyait que cette femme l’aimait bien, pas seulement à cause des services qu’elle lui avait rendus, elle lui avait prêté de l’argent, et par Édouard elle lui faisait donner des médicaments, des échantillons, des crèmes pour son eczéma. Elle croyait que c’était une bonne voisine.
Lupe avait dit, et soudain sa voix était devenue bizarre, un peu grinçante, et ses yeux brillaient de malignité : « Mais tu ne connais pas le quartier de Nacho le terrible ? En tout cas le docteur lui le connaît bien. »
Hélène n’avait pas posé de questions, elle sentait bien que ça lui faisait plaisir, à cette demi-folle, que les autres femmes perdent aussi leur mari.
Mais quand Édouard rentrait à l’aube et se couchait contre elle, elle ne pouvait pas s’empêcher de renifler l’odeur des autres femmes, une odeur poivrée, piquante qui se mêlait à la sueur. Elle se mettait en chien de fusil, après l’amour, elle écoutait la respiration profonde, et elle se demandait pourquoi les femmes ont tellement besoin de dormir avec un homme.
Et puis tout de même, un jour, en prenant sa douche, elle avait vu ces drôles de bêtes sur son pubis, transparentes, qui marchaient un peu de travers comme des crabes minuscules. Elle avait acheté un lit pliant au marché, et elle l’avait installé le plus loin possible, à l’autre bout de la pièce. Elle l’avait acheté pour elle, mais c’était Édouard qui y dormait. Il n’avait même pas demandé pourquoi !
Hélène l’avait agressé. « J’ai attrapé des poux », a-t-elle dit. Et lui, avec une froideur ironique : « Est-ce que ce sont des poux haïtiens ? » Elle a haussé les épaules : « Ils ne portent pas écrit leur nationalité. » Elle s’était complètement rasé le pubis, et passée au repelente. Édouard avait même trouvé ça érotique, et un instant elle a cru que c’était un accident, que tout redeviendrait comme avant. Mais il n’avait pas renoncé à la zone de Nacho le terrible. C’était dans sa nature, il ne pouvait pas s’empêcher d’aller voir des prostituées.
Donc, il y avait un orage chaque nuit, le tonnerre grondait sur les volcans, le ciel avait une couleur d’encre qui faisait battre le cœur. Pervenche était terrorisée, elle dormait dans le lit de sa mère, la tête sous l’oreiller. Édouard rentrait à l’aube, il se couchait sur le lit pliant tout habillé, il dormait jusqu’à une heure, et il repartait pour le dispensaire. Comment pouvait-il passer toutes ses nuits là-bas, avec des ivrognes ? Quand Hélène lui posait des questions, Édouard la regardait de son regard froid et sérieux, et dans le vert de ses iris il y avait un trouble, une angoisse qu’elle ne pouvait pas comprendre. Ou bien il se fâchait, il se détournait, l’air de dire : qu’est-ce que tu racontes, d’abord on n’est pas mariés. Elle se sentait prise au piège, très loin de tout, dans cette casemate de ciment que le soleil de l’après-midi avait chauffée comme un four, et la musique des moustiques jusqu’au petit matin, rôdant autour des moustiquaires des filles. Et les cris des geckos sur les murs.