Pervenche avait été gravement malade, le ventre gonflé par les amibes, elle vomissait et brûlait de fièvre. Édouard n’était pas là, il avait fallu courir sous la pluie jusqu’à la place pour trouver un taxi, et passer la nuit à l’hôpital, pendant que les infirmiers de service piquaient Pervenche avec des seringues de Flagyl douteuses. Édouard n’avait rien fait, il n’était pas au dispensaire, il était chez Nacho le terrible. D’ailleurs, quand Hélène avait voulu lui en faire le reproche, il avait répondu, toujours de sa voix calme : « Peut-être que tu devrais rentrer chez toi en France avec tes filles, moi je vais m’en aller de toute façon, j’ai demandé ma mutation. » Pour la première fois il a parlé de sa femme et de sa fille en Haïti, et tout ce qu’Hélène a pu dire, d’une toute petite voix, c’était : « Je ne savais pas que tu avais une fille, comment s’appelle-t-elle ? » Mais il n’a rien dit de plus.
Une nuit d’orage, Édouard n’était pas là, le Duero est sorti de son lit et a coulé à travers le village, s’engouffrant dans la rue principale et cascadant vers le bas, emportant tout sur son passage. C’est Pervenche qui l’avait réveillée, elle poussait des gémissements en dormant. Et quand Hélène s’était levée, elle avait posé le pied dans l’eau glacée qui remplissait déjà la maison. Encore aujourd’hui elle sent le frisson d’horreur qui l’a parcourue, la chaleur épuisante et cette eau glacée, obscure, lourde, qui entrait dans la maison en passant sous la porte. Fébrilement, à la lueur de sa torche électrique, Hélène avait tenté de boucher la fente sous la porte avec des papiers, des bouquins, du linge, mais le courant était trop fort. En même temps, c’était terrifiant, ce silence, cette lenteur partout. L’électricité avait sauté. Hélène a réveillé Clémence, elle a pris la petite Pervenche dans ses bras et elles ont grimpé sur la table du salon. Elles ont attendu là, presque sans parler, serrées les unes contre les autres comme des poules sur leur perchoir.
À l’aube, Hélène a entendu des cris dehors, des appels, et elle a pensé que c’était Édouard qui venait. Pervenche s’était endormie dans ses bras. Clémence était froide, les lèvres serrées, comme si elle était malade.
C’était le voisin, l’homme aux abeilles, qui pataugeait dans la rue et qui frappait aux portes. Il s’est arrêté devant la maison d’Hélène : « Holà, tout va bien ? » La question était presque comique vu les circonstances. Perchée sur sa table, Hélène a crié : « Tout va bien ici, merci. » La lumière du jour commençait à poindre à travers les fenêtres, et Hélène a vu que l’eau avait baissé, par endroits le sol de carrelage émergeait en formant une plage de vase. Pieds nus, elle a porté Pervenche dans son lit, et avec Clémence elles sont sorties voir ce qui se passait dehors. La rue des Tulipanes était une calme rivière de boue. Sur le mur blanc du verger d’en face, la crue avait dessiné la forme brune des vagues. Des bouts de branches étaient accrochés aux pierres, il y avait des cartons, des morceaux de toile, même des chaussures. Les gens arpentaient la rue, leurs torches électriques à la main, pareils à des fantômes détrempés, pantalons retroussés, les femmes tenant leurs robes soulevées jusqu’au haut des cuisses. Des gosses couraient déjà sur les trottoirs, s’éclaboussaient en criant. Clémence avait retrouvé la bande, Rosalba la Güera, Pina, Chavela, elles parlaient avec véhémence, avec des voix aiguës de petites souris. Peut-être que c’est ce matin-là, devant la rue boueuse, avec cette lumière bizarre d’un jour inondé, et cette solitude, qu’Hélène avait compris que c’était fini, qu’elle devait partir. Mais elle avait quand même tenu encore, des jours, des mois, parce qu’elle voulait croire que tout allait s’arranger, que la vie allait être à nouveau forte et belle, riche d’expériences et de nouveautés. Ou bien c’était à cause des jeux de Clémence et de Pervenche dans la rue, ces courses et ces danses, ces mimes, ces chansons. Elle avait peur de retourner là-bas, en France, en hiver, de retrouver les fantômes de ses échecs, les marques du passé pareilles à des ornières où elle retomberait, où elle s’enliserait. Son visa d’immigrante temporaire allait se finir, elle savait qu’Édouard Perrine ne ferait rien pour le proroger. Il avait décidé de partir avant Noël, il retournait en Haïti, tout était fini. Maintenant que la décision était prise, il était devenu gentil, il restait à la maison le soir, à lire ou à écrire ses rapports. Il bavardait avec les voisins, et Hélène a découvert avec rancœur que c’était lui que les gens avaient apprécié, que c’était lui qu’ils regretteraient.
La rue des Tulipanes n’arrivait pas à retrouver son visage d’avant. Les matelas avaient séché dehors au soleil, les sols avaient été lessivés, et pourtant la boue ressortait chaque jour. Il y en avait partout, même à l’intérieur de la lunette de la montre d’Hélène. Une odeur bizarre aussi, une odeur de cave et de mort, et les gens disaient que c’était le cimetière qui s’était répandu à travers tout le village.
C’est cette odeur affreuse qu’Hélène avait ramenée avec elle, dans ses valises, elle imprégnait ses vêtements, ses livres, même les cheveux de ses filles. Ç’avait été comme de sortir d’une longue maladie. En février, il y avait eu des orages sur la Provence, et la pluie qui tombait à verse sur le toit de tuiles de la maison empêchait Hélène de dormir. Elle guettait le moindre signe de l’inondation. Clémence était demi-pensionnaire au lycée d’Avignon, et Pervenche allait à l’école du village. Pour elles surtout ç’avait été difficile. On se moquait de leur accent, des mots français qu’elles estropiaient. Elles disaient « la maison est bide », ou bien « tu me pisses le pied ». Un jour une camarade de classe de Clémence lui a demandé : « C’est vrai que tu étais au Mexique ? Il y a des écoles là-bas ? »
Après l’inondation, Chita n’est pas revenue. Hélène l’a attendue, chaque matin, elle a pensé qu’elle était malade, ou qu’elle devait travailler à tout nettoyer chez elle, ou peut-être que l’état de sa sœur avait empiré. Après une semaine sans nouvelles, Hélène a marché jusqu’au quartier des Parachutistes. Elle s’attendait à trouver l’endroit complètement dévasté, mais à sa grande surprise, l’inondation avait épargné les Parachutistes. Ou bien leur vie était tellement précaire qu’ils avaient traversé cette épreuve sans rien perdre. La maison du père de Chita était vide, mais l’information circulait vite dans le quartier, et quelques instants plus tard, la sœur de Chita est arrivée. Elle marchait lentement, en s’appuyant aux murs. Son visage était plus gris, Hélène a remarqué un hématome sur son front, et elle a pensé que la jeune fille avait dû tomber au cours d’une crise. « Où est juana ? » Tina parlait lentement, avec difficulté : « Elle est partie. — Quand est-ce qu’elle revient ? » La jeune fille semblait chercher ses mots. « Je ne sais pas. Jamais. » Elle n’avait pas le regard sombre de sa sœur, mais plutôt des yeux vides, et Hélène avait le cœur serré. « Comment, jamais ? Mais où est-ce qu’elle est allée ? » Tina a dit : « Elle s’est mariée. Elle m’a dit de vous remettre ça. » Elle est entrée dans la maison, et elle est revenue avec le cahier d’écriture de Juana. Sur la dernière page, après tous les exercices, elle avait écrit : JUANA. GRACIAS.