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— Dis donc. T’as pas une photo plus récente ? »

Lennon faillit expliquer que, pour ça, il faudrait que la mère d’Ellen lui permette de voir la petite, mais elle s’y refusait — c’était sa façon de le punir de l’avoir trompée ; il devrait raconter aussi que mère et fille avaient déménagé des mois auparavant et qu’il les cherchait depuis, en vain.

Au lieu de quoi, il répondit seulement : « Dix livres, ça devrait suffire. »

Elle inspecta le contenu du portefeuille. « Très généreux de ta part. J’ai compris. Je prends l’oseille et je me… »

Brusquement, elle s’interrompit.

« Je dois avoir un billet de dix », dit-il.

Elle le dévisagea sans plus parler.

Il comprit. Leva les mains. « Écoute, je…

— Un flic ?

— Je…

— T’es un putain de flic ? »

Elle lança le portefeuille qui rebondit contre le torse de Lennon et tomba par terre. Se ravisant, elle le récupéra, en sortit deux billets de dix livres et le lança à nouveau. Cette fois, Lennon le rattrapa et le posa à côté de lui sur le lit.

« Si on apprend que j’ai passé la nuit chez un flic, dit-elle, on fout le feu à ma piaule. »

Lennon sourit. « Tu n’as qu’à dire que je suis pilote de ligne.

— Petit con, lâcha-t-elle en rassemblant ses vêtements épars. Je savais que les flics étaient plutôt bien payés, mais un appart’ comme ça, quand même ! » Elle attrapa son jean sur le fauteuil, à demi enfoui sous la veste de Lennon. « Tu rembourses combien par mois ? Ou alors, tu loues ? Ça doit coûter la peau du… »

Un objet lourd tomba par terre. Elle contempla fixement l’étui en cuir.

« Est-ce que c’est… ? »

Il haussa les épaules et fit oui de la tête.

Sans quitter l’étui des yeux, elle enfila son jean, fourra les billets dans sa poche. Puis elle le ramassa et en sortit le pistolet. « C’est un quoi ? demanda-t-elle. Comment ça s’appelle ?

— Un Glock. » Il la regarda tandis qu’elle jetait l’étui par terre. Son vernis à ongles s’écaillait.

« Tu as déjà tiré sur quelqu’un ? demanda-t-elle.

— Non. » Depuis le temps, c’était un mensonge qui lui venait facilement.

« Et cette cicatrice sur ton épaule. Tu as dit que c’était un accident de voiture.

— C’est vrai.

— Je ne te crois pas. »

Il ne répondit pas.

Elle suivit du doigt les contours du Glock, approcha le canon de son nez, le respira. Puis, passant la langue sur ses lèvres : « C’est lourd, dit-elle. Il est chargé ?

— Bien sûr.

— Tu ne devrais pas me dire de faire attention ? Ne pas me le laisser dans les mains ?

— Peut-être.

— Il y a une sécurité, hein ?

— Non. » Il mima un pistolet avec ses doigts et la visa. « Tu n’as qu’à appuyer sur la détente. C’est tout. »

Elle contemplait le Glock, fascinée. Puis elle releva les yeux et, évitant le regard de Lennon, vint déposer l’arme sur la table de nuit, tout doucement, en la tenant comme s’il s’agissait d’un objet fragile.

« Il faut que j’y aille », dit-elle.

8

Le Voyageur se recoucha dans le lit et remonta le drap. « Je vais partir pendant quelque temps », dit-il.

Margaret restait le dos tourné, dans la lumière de fin d’après-midi qui éclairait son corps comme un paysage. Une pâle cicatrice, contrastant avec sa peau bronzée, s’étirait entre ses omoplates. Bien qu’il ne l’eût jamais interrogée à ce sujet, il croyait connaître la réponse. « Pour quoi faire ? demanda-t-elle.

— Pour le boulot. »

Elle s’étira et s’allongea sur le dos, le creux de l’aisselle tout contre son épaule. « Tu reviens quand ?

— Ça dépend. Dans pas longtemps, probablement.

— Probablement, reprit-elle en écho. C’est ce que tu as dit la dernière fois.

— T’as qu’à te trouver quelqu’un d’autre. Je m’en fiche. Du moment qu’il met une capote et que j’attrape pas une saloperie.

— Tu es vraiment un porc », dit-elle en se tournant de l’autre côté.

Il tendit la main sous le drap et lui empoigna la fesse. Elle le repoussa d’une tape. Le bruit de la claque résonna dans la chambre au plafond haut. Le décor évoquait une belle maison d’époque, avec des corniches et une rosace au-dessus du lustre, mais la maison n’avait pas plus de cinq ou six ans. De l’argent neuf qui se faisait passer pour de l’ancien, songea le Voyageur. Margaret en avait hérité de son défunt mari, ainsi que de plusieurs autres propriétés, d’un solide portefeuille d’actions, et d’une concession de voitures de luxe. Si elle savait que c’était lui qui avait réglé son compte à son mari, elle n’en laissait cependant rien paraître. La cicatrice dans son dos n’était pas la seule. La première fois qu’il coucha avec elle, il lut dans ses yeux quelque chose qui ressemblait à de la gratitude.

Mais elle n’avait rien à voir avec le meurtre, commandité par un homme d’affaires arnaqué sur un coup du mari. Pendant que le Voyageur surveillait les allées et venues du condamné, il vit Margaret quitter la maison au volant d’une grosse Range Rover. Il la suivit jusqu’à l’appartement d’un jeune type où elle tira les rideaux et dont elle ressortit deux heures plus tard, décoiffée et la jupe en vrac. Il se promit de lui rendre visite une fois sa mission accomplie. Deux ans avaient passé depuis, et il passait la voir toutes les quatre ou cinq semaines.

Parfois, quand elle était ivre, elle pleurait en évoquant son seul regret : son mari ne lui avait pas fait de bébé. Le Voyageur se demandait pourquoi elle ne cessait pas tout simplement de prendre la pilule afin de tomber enceinte et de le plaquer ensuite. Peut-être par honnêteté. Il rit tout haut.

« Pourquoi tu te marres ? demanda-t-elle.

— Pour rien. » Il se tourna sur le côté et passa un bras autour de sa taille. Elle lui prit la main, la posa sur son sein généreux.

« On remet ça ? demanda-t-il.

— Déjà ? »

Il lui pressa le sein. « Moi ? Je suis toujours partant, tu sais bien.

— T’es qu’un petit vicelard. »

Il lui fallut une heure et demie, en passant par Ardee, Carrickmacross et Castleblaney, pour remonter jusqu’aux abords de Monaghan, à quelques kilomètres au sud de la frontière. Le Voyageur avait acheté une Mercedes de dix ans d’âge à un concessionnaire qu’il connaissait près de Drogheda. C’était un gros modèle qui tanguait comme un bateau, avec trois cent mille kilomètres au compteur. Conduite automatique, spacieuse à l’arrière, pour le cas où il devrait charger quelque chose ou quelqu’un.

Le Bull avait bien décrit l’endroit, même dessiné une carte. Le Voyageur s’arrêtait de temps à autre pour suivre du doigt la forme des lettres et les comparer avec les panneaux sur la route.

Il se souvenait du mot « alexie », dont un médecin qui parlait mal anglais lui avait expliqué le sens quinze ans auparavant. On appelait ça aussi dyslexie acquise. La cause tenait au morceau de Kevlar retiré de sa tête qui lui avait baisé le cerveau, de sorte que les mots écrits n’étaient plus qu’un fouillis de traits embrouillés.

Le médecin déclara qu’il ne pourrait plus jamais lire. Au début, ça n’avait pas trop dérangé le Voyageur ; de toute façon, les livres, c’était pas son truc. Mais lorsqu’il regagna le monde des vivants, l’absence des mots se révéla un obstacle. Il s’entraîna donc à mémoriser les vingt-six lettres de l’alphabet comme des formes. Il pouvait reconnaître chaque lettre séparément, et déchiffrer le sens d’un mot au prix d’une intense concentration. Mais au-delà d’un ou deux mots, ça devenait du chinois. Que des gens comme Bull O’Kane le croient illettré tournait en fait à son avantage. On ne perdait rien à être sous-estimé.