— Vous voulez bien rester avec lui pendant que je vais chercher de l’aide ? »
Celui qui suivait Fegan soupira et hocha la tête.
« Il faut le redresser, dit le joggeur. Aidez-moi… »
L’autre homme attrapa Fegan par les jambes, tandis que le joggeur le retournait en lui soutenant la tête. Fegan sentit qu’on le manipulait…
Elle brûle, les flammes la dévorent, la petite, oh non, pas elle…
Le pied droit de Fegan se détendit et frappa le genou de son poursuivant, qui poussa un hurlement au moment où l’articulation sautait. Fegan se releva d’un bond, bouscula le joggeur et l’envoya au sol, puis partit en courant, la gorge en feu, les yeux noyés de larmes. Il courut jusqu’à ce que ses jambes et ses poumons n’en puissent plus.
10
La porte de l’ascenseur s’ouvrit, et Lennon entra. Susan, la divorcée qui habitait l’étage au-dessus, se tenait dans la cabine en serrant sa fille Lucy contre elle.
Le visage de Susan s’éclaira. « Comment ça va, ce matin ? » demanda-t-elle en le prenant par le bras.
Lennon lui rendit son sourire. « Pas trop mal », répondit-il.
Susan flirtait avec lui depuis qu’elle avait emménagé, un an auparavant. Elle ne manquait pas de charme, indéniablement, mais il n’avait jamais répondu à ses avances. Il lui fallut six mois pour comprendre pourquoi : c’était une femme bien, qui élevait seule son enfant. Une petite fille à peu près du même âge que celle qu’il avait abandonnée. Elle n’avait pas besoin d’un salaud comme lui qui bousillerait sa vie. Elle méritait quelqu’un qui la traiterait avec gentillesse, qui s’occuperait d’elle et de Lucy. Lennon savait qu’il n’était pas cet homme-là. Lui ne pourrait que la décevoir.
Parfois, quand elle s’appuyait contre lui dans l’ascenseur, ou que sa main frôlait la sienne lorsqu’il lui tenait la porte, il se retenait de le lui dire. Qu’il ne valait rien, qu’elle devrait arrêter de lui courir après, que cela n’entraînerait que de la souffrance pour elle et pour sa fille.
Mais à quoi bon ?
« Vous semblez préoccupé aujourd’hui, dit-elle. Vous avez une grosse journée devant vous ?
— Plutôt, oui. Un entretien important… »
Elle hocha la tête en souriant. Il ne se rappelait pas s’il lui avait dit qu’il était flic. La porte de l’ascenseur s’ouvrit. Il s’effaça poliment. Elle posa la main sur son bras, descendit le long de sa manche pour lui presser les doigts.
« À bientôt », dit-elle.
Lennon sourit aussi. Une fois sorti de l’ascenseur, il se pencha pour rajuster son lacet et la laisser s’éloigner. Mieux valait garder ses distances, dans l’intérêt de tout le monde.
« Tu as des amis haut placés, Dandy », dit Lennon.
Rankin croisa ses pieds revêtus de chaussons sur le lit d’hôpital et fusilla Lennon du regard. « Ne m’appelez pas comme ça, dit-il. Tous ceux qui m’appellent comme ça, même dans mon dos, je les dégage. Compris ?
— Tu les dégages », répéta Lennon, riant pour tourner le mot en dérision. Il attrapa un gobelet en plastique sur la table de chevet et ouvrit la bouteille de Lucozade posée à côté. « Ça ne te dérange pas, hein ? »
Sans attendre la réponse, il versa le liquide orange et pétillant dans le gobelet. Après l’avoir vidé en trois gorgées, il le remplit à nouveau. Il était encore sorti la veille et commençait à souffrir du manque de sommeil. Une petite dose de sucre dans le sang ne lui ferait pas de mal.
Dandy Andy Rankin était resplendissant dans son pyjama de soie et sa robe de chambre. Pas de tunique d’hôpital pour lui. Sans les fils qui le reliaient à un moniteur à côté du lit, il aurait pu passer pour un aristocrate en train de s’accorder une grasse matinée. Sans ça, et sans le tatouage figurant la Main Rouge de l’Ulster[10] qui apparaissait sur son torse entre les boutons de la chemise. L’éraflure sur sa joue, suite à sa chute dans l’impasse derrière le café de Sylvia, commençait à cicatriser. D’après sa lèvre entaillée, Crozier lui avait quand même balancé un bon coup avant de se faire poignarder.
Lennon avala une autre rasade de Lucozade puis s’approcha de la fenêtre. Rankin avait une belle chambre pour lui seul, le genre qu’on pouvait seulement se permettre avec une bonne couverture médicale, tandis que les autres malades ou blessés de Belfast se contentaient de ce que la Santé publique leur offrait. Être un truand présentait des avantages, mis à part le policier posté à la porte de sa chambre.
« Des amis haut placés, donc, reprit Lennon. Il paraît que tu es prêt à coopérer, ce qui est tout à ton honneur. Si ça ne tenait qu’à moi, tu serais condamné pour double tentative de meurtre. J’ai largement de quoi te faire plonger, même si tu ne plaidais pas coupable. Mais tes potes m’ont demandé de présenter un “coups et blessures” au procureur. T’as de la chance, hein ?
— Ça n’a rien à voir avec la chance, répliqua Rankin, zozotant à cause de sa lèvre fendue, ce qui lui conférait une intonation efféminée. C’est juste que ça paie d’avoir de bons amis.
— Tu n’es pas leur ami, rétorqua Lennon en s’écartant de la fenêtre. Tu n’es qu’une balance. Ils se servent de toi. Quand ils n’auront plus besoin de tes services, ils ne se gêneront pas pour te chier dessus.
— Balance… Voilà un autre mot que je n’aime pas.
— Je me fous de savoir ce que tu aimes ou pas », dit Lennon. Il posa son gobelet sur le rebord de la fenêtre et alla chercher le fauteuil en vinyle dans le coin pour l’approcher du lit. Quand il s’assit, le fauteuil exhala un souffle d’air et une vieille odeur d’urine. « Tu es un indic pour la Branche Spéciale. C’est pour ça qu’ils te couvrent et qu’ils m’ont demandé de réduire les charges. Tu vas t’en tirer, grâce à eux.
— Comment ça, je vais m’en tirer ? demanda Rankin. Je vais quand même prendre de la taule, non ?
— Oui, mais pas la peine que tu mérites. Tu bénéficieras d’un traitement spécial, et tu le sais très bien. Contraint et forcé, j’ai accepté une inculpation pour coups et blessures. Alors, en échange, qu’est-ce que tu vas m’apporter ?
— Vous me faites doucement rigoler, rétorqua Rankin en haussant les sourcils. La Branche Spéciale vous donne un ordre, vous obéissez point barre. N’essayez pas de me faire croire que vous me rendez un service.
— Peut-être. Mais peut-être que non… Je n’ai toujours pas envoyé le dossier au procureur. Les choses peuvent encore changer. »
Rankin regarda par la fenêtre. « Allez vous faire foutre. »
Lennon se pencha en avant. « J’ai des contacts parmi tes gars. Et ceux de Crozier. Il se pourrait que je leur raconte quelque chose qui ne leur plaise pas. Quelque chose qu’il vaudrait mieux taire. Et je sais que vous parlez entre vous. Les bruits se répandent plus vite que les morpions dans un bordel. Tu te retrouverais peut-être avec un flingue dans la…
— Ne me menacez pas, dit Rankin en fixant Lennon de ses yeux morts comme ceux d’un cadavre. Ça ne vous mènera à rien. Vous croyez que les gens de votre espèce me font peur ? Il n’y a pas que vous qui avez des contacts. Je connais toutes sortes de gens, partout, y compris de l’autre bord. Il y en a qui se fichent du cessez-le-feu. Et qui adoreraient se faire un flic, même si leur putain de cause est perdue. Vous me suivez ? »
Lennon ne répondit pas.
Les yeux de Rankin retrouvèrent un semblant de vie. « Bon. Maintenant qu’on s’est montré nos couilles, on va essayer de rester polis, hein ? Vous voulez me poser des questions, allez-y. J’y répondrai peut-être, ou peut-être pas. Ça vous va ? »