Le médecin hocha la tête et se détourna. Le Voyageur le suivit. Il était connu à l’hôpital public d’Armagh sous le nom de Thomas McDonnell. Comme on avait enregistré cette identité dans l’ordinateur et que les soins étaient gratuits, il n’éprouvait aucun scrupule à s’y présenter.
Sauf que les urgentistes tiraient toujours des tronches de six pieds de long. Il s’était pointé une fois avec la main droite cassée. Diagnostic : fracture du boxeur. Il eut beau jurer ses grands dieux qu’il s’était fait ça en donnant un coup de poing au cours d’une bagarre, on ne l’avait pas cru, et il se souvenait du mépris qui s’étalait sur le visage de tous ceux qui s’occupèrent de lui cette nuit-là. Sauf la petite aide soignante. Grâce à elle, la nuit ne s’était pas trop mal finie.
Ce médecin-là n’était pas plus aimable que les autres quand il accueillit le Voyageur dont l’œil avait suinté toute la nuit, l’empêchant de dormir à l’arrière de la Mercedes. Et ce matin, sur la route qui le ramenait vers le nord, il n’avait cessé de cligner et de battre de la paupière.
« Que s’est-il passé ? demanda le médecin.
— Je me suis pris une saloperie dans l’œil. Ça fait un mal de chien. »
Le médecin se raidit. Le Voyageur remarqua la petite broche en forme de poisson qu’il portait sur le revers de sa blouse. Encore un de ces culs-bénits.
« Comment est-ce arrivé ? demanda le médecin.
— Aucune idée. »
Le médecin soupira. « Mettez la tête en arrière. »
Sans prévenir, il pressa un petit flacon et versa un liquide orange dans l’œil.
« Putain », lâcha le Voyageur en cillant frénétiquement.
Le médecin soupira à nouveau. « C’est pour me permettre de mieux vous examiner. Je vais regarder ça. »
Il releva la paupière du Voyageur et braqua un pinceau lumineux. « Hmm », dit-il. L’odeur de menthe dans sa bouche masquait une haleine chargée.
« Quoi ?
— Il y a un corps étranger sous la paupière supérieure. On dirait un éclat de bois, et vous avez une légère abrasion de la cornée. L’infirmière va le retirer en irriguant l’œil et vous traiter avec une pommade antibiotique.
— L’infirmière ?
— Oui…
— Non, dit le Voyageur. Faites-le, vous. »
Le docteur relâcha la paupière. « Il n’y a aucune raison. C’est un geste très simple. Il faut juste rincer l’œil avec un peu de solution saline et appliquer un antibiotique pour empêcher l’infection. Ce sera cicatrisé d’ici à quelques jours.
— Faites-le, vous », répéta le Voyageur. Il grimaça quand le liquide que le médecin avait versé dans son œil lui passa dans la gorge.
« Vraiment, ce n’est pas nécessaire. Ça ne prendra qu’une…
— C’est vous le médecin, insista le Voyageur, et c’est mon putain d’œil. Je ne vais pas me laisser triturer par une pouffiasse qui vient de finir ses études. Je veux que ce soit fait par vous. »
Le médecin prit son air le plus sévère. « Je vous prie de surveiller votre langage, monsieur McDonnell. Mademoiselle Barnes est parfaitement qualifiée pour ce geste qu’elle a déjà accompli des milliers de fois. Et je suis sûr qu’elle n’apprécierait pas de s’entendre traiter de “pouffiasse”. »
Le Voyageur se leva. « Vous me faites ça, vous.
— Croyez-moi, il n’y a aucune… »
Le Voyageur approcha les dents de l’oreille du médecin comme s’il allait mordre. « Putain, vous êtes sourd ? Je-veux-que-ce-soit-vous.
— Monsieur McDonnell, dit le médecin d’une voix mal assurée. Nous ne tolérons pas ce genre de comportement dans notre… »
Le Voyageur plaqua sa main gauche sur la nuque décharnée du médecin et lui pinça la trachée entre les doigts de son autre main.
« Vous allez le faire ? »
Le médecin tomba à la renverse, toujours sous l’emprise du Voyageur, bouscula un fauteuil à roulettes et balaya dans sa chute un pot de stylos qui répandit son contenu sur le bureau. Son visage s’empourpra. Il gémit, étranglé.
« Vous allez le faire ? »
Un cri s’éleva derrière eux. Le Voyageur se retourna, sans lâcher la gorge du médecin. L’infirmière qui se tenait sur le seuil hurla à nouveau.
« Eh merde », dit le Voyageur.
Il faucha les jambes du médecin et prit la fuite.
12
« Je voudrais que tu me rendes un service », dit Lennon en parlant dans son portable. Il était arrêté à un feu rouge au croisement de Lisburn Road et de Sandy Row.
« Quel genre de service ? demanda Dan Hewitt.
— L’accès à certains dossiers. » Il cala le téléphone contre son épaule quand le feu passa au vert et desserra le frein à main. « À propos de ce qui s’est passé après la mort de McKenna.
— Impossible, répondit Hewitt. Tu n’as aucune raison de les consulter. Il faudrait justifier d’une enquête en cours, or ces affaires sont classées depuis des mois. Pourquoi t’y intéresses-tu ?
— Parce que j’ai interrogé Andy Rankin.
— Qu’est-ce que ces règlements de comptes ont à voir avec lui ?
— Rien. Mais il a parlé de quelque chose. Une rumeur qui lui est parvenue. Je voudrais vérifier. Allez… Je t’ai sauvé la mise avec le coups et blessures.
— Et en échange, tu retournes dans une MIT, répliqua Hewitt. Il me semble qu’on est quittes. »
Lennon s’efforça de se concentrer sur sa conduite en enfilant les rues qui remontaient vers Donegall Pass. « Il faut que je les voie, Dan.
— Non, répondit Hewitt. Tu veux les voir. Ce n’est pas du tout la même chose. Et quand bien même je serais prêt à te donner satisfaction, je ne le pourrais pas. Je dois justifier d’une enquête en cours pour ressortir ces dossiers.
— Merde, dit Lennon. Il doit bien y avoir un moyen.
— Si tu veux des infos sur Rankin, je peux peut-être t’aider, dans les limites du raisonnable.
— Et si tu établissais un lien entre Rankin et McKenna ? Un événement prouvant qu’ils ont eu affaire l’un à l’autre ? Ou à Crozier. Rankin m’a raconté que Crozier avait piqué le business de McKenna depuis sa mort. On pourrait rattacher ça à mon enquête. »
Lennon attendit la réponse. Après un long silence, Hewitt soupira. « D’accord, je vais voir ce que je peux faire. Mais beaucoup de choses auront été réécrites. Attends-toi à trouver surtout des documents falsifiés.
— Tant pis. Du moment que tu me donnes quelque chose.
— Laisse-moi une heure », dit Hewitt.
Le mince dossier arriva sur le bureau de Lennon quatre-vingt-dix minutes plus tard. Il parcourut les pages photocopiées, à peine une vingtaine. Ainsi que Hewitt l’avait prédit, la plupart des phrases étaient biffées avec un gros trait de marqueur noir. Mais les originaux n’avaient pas tous été retouchés. Certaines pages sentaient encore le solvant et les passages noircis demeuraient humides au toucher.
Sur un post-it collé à l’intérieur, Dan Hewitt avait écrit d’une main soignée :
Jack,
Il n’y a pas grand-chose, mais c’est le mieux que je puisse faire pour toi. Rappelle-toi que Dandy Andy nous a bien servi. Comme je te l’ai dit, c’est un salopard, mais un salopard utile. Passe tout à la broyeuse après avoir lu.
Dandy Andy Rankin, surnommé ainsi à cause de son goût prononcé pour la mode, était en effet un salopard. Non seulement il se sucrait sur le dos de sa propre communauté depuis des années, mais il rencardait aussi la Branche Spéciale et sa version récemment remaniée, l’unité de renseignement C3. Les trois premières pages présentaient diverses photos d’arrestation et un résumé de sa carrière. Une sorte de Dandy Andy, Greatest Hits. Lennon repéra au moins six tentatives d’assassinat, cinq caches d’armes découvertes, et, pour une valeur de centaines de milliers de livres, des livraisons d’ecstasy, de cocaïne et de cannabis à destination de Belfast stoppées en route.