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Ça se payait, bien sûr. On avait laissé une paix relative à Rankin pour se livrer à ses affaires, détaillées dans un paragraphe sous les photos. Il fallait reconnaître que ses costumes devaient coûter cher.

Les pages suivantes s’avérèrent encore plus intéressantes. Rankin avait fait passer divers tuyaux sur la relation que Rodney Crozier commençait à développer avec les gangs de Lituaniens à Belfast. La consolidation de l’Union européenne et la stabilisation de l’Irlande du Nord avaient ramené une certaine prospérité, mais aussi ouvert la porte aux criminels.

C’est le Sud qui fut touché en premier. À Dublin, les truands gagnaient chaque jour un peu plus de terrain. Les affrontements meurtriers des gangs en République d’Irlande devenaient presque aussi fréquents que l’avaient été les massacres entre groupes paramilitaires dans le Nord durant les Troubles. Là-haut, les paramilitaires conservaient la mainmise sur les rackets. Les criminels de base ne pouvaient opérer aucune percée, mais les Européens de l’Est débarquaient à présent en force.

Les loyalistes coopéraient avec les Lituaniens depuis quelque temps déjà. Ils faisaient mine de résister à l’invasion étrangère dans les quartiers protestants, intimidant les immigrants qui prenaient les boulots dont personne ne voulait, mais par-derrière ils léchaient les bottes des gangsters de l’Est. Les plus hauts revenus venaient de la prostitution, et les Lituaniens fournissaient en abondance des filles importées de Russie, de Roumanie, de Biélorussie et d’Ukraine. À sa grande honte, Lennon n’ignorait rien de ce trafic. Il parcourut une série de rapports, naviguant entre les phrases passées au noir. Partout apparaissait le nom de McKenna, mais il ne trouva rien, aucun élément qu’il pût rattacher à ce que Rankin lui avait raconté à l’hôpital.

Le dernier document était la transcription d’un entretien entre Rankin et l’un de ses agents. Lennon déchiffra les fragments qui demeuraient lisibles.

DATE : 05/09/2007

LIEU : Parking, Entrepôts Makro, Dunmurry, Belfast

INTERROGATOIRE MENÉ PAR : Inspecteur principal James Maxwell, C3

SUJET : Andrew Rankin, alias Dandy Andy Rankin

L’officier chargé de l’interrogatoire note que Rankin se montre visiblement inquiet pendant la conversation. Il s’agite sur sa chaise et fume cigarette sur cigarette.

JM : Qu’est-ce que tu as à me dire ?

AR : Ce salaud de Rodney Crozier. Je veux qu’on le dégage.

JM : Bon sang, Andy. Ne recommence pas avec ça.

AR : Son business avec les Lituaniens… Il joue de plus en plus gros. Si ça continue, il va carrément me chier dessus.

JM : On en a déjà parlé.

AR : Et j’en parlerai encore tant que vous ne vous bougerez pas le cul pour mettre de l’ordre dans ce merdier. Depuis que Michael McKenna est mort, cette enflure de Rodney Crozier s’est fait pote avec eux et il se…

Lennon se crispait chaque fois qu’il lisait le nom de McKenna. Tout le monde dans la police connaissait l’affaire qui avait opposé les deux hommes, même si c’était maintenant de l’histoire ancienne. Un tiers de la page était noirci. Lennon reprit sa lecture plus loin.

… il y a des bruits qui circulent. Crozier n’aurait jamais pu prendre le contrôle de cette partie de la ville si McKenna était toujours en vie.

JM : Et alors ?

AR : Alors si vous ne faites pas quelque chose, moi, je m’en occuperai. Putain, jamais j’aurais imaginé ça. Un de nos gars qui se branche avec les Baltes et qui remplit les poches d’un autre camp. Je connaissais le père de Rodney Crozier. Il se retournerait dans sa tombe s’il savait avec qui son fils trafique.

JM : Ce n’est pas possible, pour nous. On ne peut pas monter une opération d’une telle ampleur sur ton simple témoignage.

AR : Mais bon sang, qui dirige la police aujourd’hui ? Qui vous demande de fermer les yeux sur ce qui se passe en ce moment ? Depuis l’assassinat de McKenna, et le bordel…

Encore un passage gribouillé. Les règlements de comptes. Les meurtres à Belfast. Le bain de sang dans une vieille ferme de l’autre côté de la frontière. L’enquête concluait à une embuscade tendue par des dissidents pour supprimer le politicien Paul McGinty, et on referma le dossier quand trois d’entre eux sautèrent sur leur propre bombe quelques mois plus tard. En analysant ce qui restait des armes dans la voiture, la police scientifique prouva qu’il s’agissait de celles dont on s’était servi lors de la fusillade.

Quand Lennon apprit la mort de McKenna, sa première pensée fut d’appeler Marie et Ellen. Il alla même jusqu’à composer le numéro sur son portable, puis s’aperçut qu’il se trouverait totalement à court de mots. Il pourrait demander à parler à sa fille, mais il était sûr que Marie refuserait. De toute façon, que dit-on à une enfant qui ne vous connaît pas ?

Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir essayé. Pendant plus de deux ans après la naissance d’Ellen, il tenta de reprendre contact par divers moyens. Il ne se pardonnait pas d’avoir quitté sa mère pour une autre pendant qu’elle portait leur bébé, mais Ellen était quand même son enfant. Quoi qu’il proposât, Marie refusa tout en bloc. Elle le punissait, et il savait qu’il le méritait. Pourquoi Ellen devrait-elle aussi en pâtir ? Il envisagea de saisir la justice pour obliger Marie à lui accorder un droit de visite, mais il avait vu comment le système amenait les familles à se déchirer plutôt qu’il ne les rapprochait. Les parents utilisaient leurs enfants comme des armes pour se disputer entre eux. Ce n’était pas ce qu’il souhaitait. Il décida donc de laisser la petite grandir en ignorant l’identité de son père, plutôt que de la placer au centre d’un conflit dont elle n’était pas responsable.

Le père de Lennon, déjà, avait abandonné sa famille, laissant derrière lui le souvenir vague d’un homme qui pouvait soudain exploser de rire, puis changer d’humeur tout aussi vite et donner libre cours à sa colère. Il était parti en Amérique, avait dit la mère de Lennon, et quand il aurait gagné assez d’argent, il ferait venir sa femme et ses enfants. Des années plus tard, elle conservait toujours une lueur d’espoir dans les yeux chaque fois que le facteur glissait le courrier par la fente de la porte. La lettre n’arriva jamais.

L’idée de la famille ne signifiait ni chaleur ni réconfort pour Lennon. La douleur, le regret, voilà ce que cela évoquait. Sa famille s’était coupée de lui ; de même que Marie avait perdu la sienne à cause de leur relation. Les liens du sang pouvaient si facilement se rompre, mieux valait qu’il n’y en ait jamais eu avec sa propre fille. Elle serait sûrement plus heureuse dans la vie.

Mais il n’avait jamais oublié.

Mais il pensait à elle sans cesse.

Jusqu’au départ de Marie, il se garait une ou deux fois par semaine dans Eglantine Avenue pour observer ses allées et venues avec Ellen. La fillette ressemblait à sa mère ; en tout cas, vue de loin. Il s’imaginait descendre de voiture, s’approcher, et se pencher vers elle pour la regarder dans les yeux, tenir sa petite main dans la sienne.

Mais quel bien en sortirait-il ? Cela ne ferait que perturber la petite, et Marie l’éloignerait aussitôt. Tous ses efforts pour la convaincre de le laisser rencontrer sa fille n’avaient rien donné. C’était une femme dure, qui le cachait bien, mais plusieurs fois, alors qu’ils étaient encore ensemble, il avait perçu ce noyau impitoyable en elle, plus froid et plus dense encore que les os sous sa peau. Elle savait que l’empêcher de voir sa fille était le seul moyen de le punir pour ce qu’il avait fait. Et même s’il en appelait à la justice et obtenait satisfaction, il sentait au fond de lui-même que c’était peine perdue. Et puis, qu’avait-il à offrir ? Il ne serait sûrement pas meilleur père que le sien l’avait été.