Il chassa cette pensée et reprit sa lecture.
… et le bordel partout. Tout le monde sait qu’il y avait autre chose là-dessous. Mais on s’est dépêché d’enterrer l’affaire.
JM : Dites donc, les gars, vous êtes pires que des vieilles commères qui jouent au bingo. Tout ça ne te concerne pas.
AR : Ça ne me concerne pas ? Je perds un max de pognon parce que Michael McKenna s’est fait…
Cette fois, il manquait la moitié d’une page. Lennon passa à la suite.
… fillette. Et on ne l’a pas revue depuis.
Lennon s’arrêta sur cette phrase, la bouche sèche. Il essuya d’un doigt les lignes occultées pour essayer de faire apparaître les lettres. « Tite », pour « petite » ? Il essaya de s’humecter les lèvres, mais sa langue lui collait au palais.
Repoussant les documents, il consulta sa montre. L’heure du déjeuner approchait. Il décrocha le téléphone, composa le bureau de la C3 et se fit transférer sur le poste de Hewitt.
« Ça te dit de déjeuner avec moi ? proposa-t-il quand celui-ci décrocha.
— Avec toi ?
— Oui. Avec moi.
— Je t’ai donné les documents, Jack. C’était déjà trop me demander.
— Allez… En souvenir du bon vieux temps. »
Hewitt soupira. « Mais enfin, qu’est-ce que tu veux ?
— Te poser quelques questions. Et un sandwich au bacon. »
Silence. « D’accord, dit Hewitt. À la cantine dans dix minutes. »
Hewitt piquait dans sa salade tandis que Lennon mangeait un sandwich au bacon froid. Le dossier était posé entre eux sur la table. Une brigade du Tactical Support Group occupait le coin opposé de la cantine. Les hommes parlaient fort et riaient en se goinfrant de frites et de haricots. Il y avait sans doute un raid prévu l’après-midi, une maison aux portes renforcées où l’on montait le chauffage à fond pour faire pousser des plants de cannabis, ou une épicerie de quartier qui conservait un stock de cigarettes de contrebande dans la réserve.
« Côté réécriture, tu n’exagérais pas, dit Lennon. Plus de la moitié des documents sont barrés au marqueur. »
Hewitt but une gorgée d’eau minérale. « À quoi tu t’attendais ? Tu as déjà eu de la chance de les voir. »
Lennon versa une cuillerée de sucre dans son thé. « Je sais. Mais il y a un petit élément qui m’intrigue.
— Je ne veux même pas entendre ta question, répondit Hewitt.
— Ce n’est pas grand-chose. » Lennon avala une gorgée de thé tiède. « À propos de cette histoire avec Michael McKenna, les meurtres, et l’embuscade pour choper McGinty près de Middletown…
— Et alors ? Tout a été rendu public après l’enquête. Les factions de McGinty ont réglé leurs comptes, et les dissidents s’en sont mêlés. Ça a été un sacré massacre, mais c’est fini. »
Lennon montra qu’il avait la bouche pleine de bacon et ne pouvait pas parler. Hewitt attendit patiemment qu’il eût dégluti. « Alors, pourquoi ces passages sont-ils rayés ? demanda Lennon. Pourquoi le cacher si tout le monde le sait ? »
Hewitt posa sa fourchette et s’essuya la bouche avec une serviette en papier. « Écoute, Jack. Je t’ai fait une faveur en te passant le dossier. Si on l’apprend, je risque d’avoir de gros ennuis. Ne va pas trop loin.
— Tu es au courant de ce qui est arrivé à Kevin Malloy, avant-hier soir ? C’était un des gars de Bull O’Kane. Et Bull O’Kane est le propriétaire de la ferme où McGinty a été descendu.
— Malloy, c’est un cambriolage qui a mal tourné. De toute façon, ça n’a rien à voir avec nous. C’était de l’autre côté de la frontière. Les Gardiens[12] s’en occuperont. Tu vas à la pêche, là. Que cherches-tu à savoir exactement ? »
Lennon tenta sa chance. « Que dit le dossier au sujet de Marie McKenna ? »
Hewitt pâlit.
« Dans l’interrogatoire de Rankin, continua Lennon sans laisser à Hewitt le temps de se dérober. Il en parle à la fin.
— Non, pas du tout », rétorqua Hewitt avec un rire qui sonnait faux. Il reprit sa fourchette et attrapa une feuille de laitue flétrie dans la sauce.
« Si, insista Lennon. Tout à la fin. »
Hewitt lâcha la fourchette et s’empara du dossier. Il le feuilleta, parvint à l’interrogatoire de Rankin et lut rapidement en suivant les lignes du doigt. « Marie McKenna n’est mentionnée nulle part, dit-il après avoir tourné encore quelques pages.
— En effet, répondit Lennon. Mais je t’ai fait douter, hein ? »
Hewitt le fusilla du regard et une rougeur lui monta aux joues. Il rangea les documents dans le dossier. « Je me charge de le faire disparaître, déclara-t-il.
— Est-ce que Marie était mêlée à tout ça ? » demanda Lennon.
Hewitt se leva. « Cette conversation a assez duré, Jack.
— Je passe devant chez elle de temps en temps, dit Lennon. Enfin, discrètement. Je ne m’attarde pas. Ses volets sont fermés depuis un moment. J’ai interrogé les voisins, ses collègues de travail, quelques commerçants. Ils m’ont expliqué qu’elle avait déménagé, personne ne sait où. Elle est partie précipitamment. »
Hewitt contourna la table et se tint à côté de Lennon. « Jack, si tu veux te renseigner auprès de nos services, tu peux faire une demande officielle.
— Elle est partie avec ma fille. Ma famille m’a déshérité quand je me suis engagé dans la police, tu te souviens ? Je n’ai plus qu’un cousin éloigné que je vois une fois par an. Ellen est la seule personne de mon sang qui me reste, et elle ignore qui je suis. J’aimerais juste savoir où elle est. »
Hewitt posa une main sur l’épaule de Lennon. « D’accord. Bien qu’il me soit interdit d’en parler, je veux bien faire une exception pour toi. Parce que tu es un vieil ami. » Il se pencha pour lui murmurer à l’oreille. « Il n’y a rien dans ces documents au sujet de Marie McKenna et de sa fille. D’accord ? »
Lennon tourna la tête de sorte que leurs visages se touchaient presque et le regarda dans les yeux. « D’accord. »
Après lui avoir tapoté l’épaule, Hewitt partit, le dossier sous le bras.
« Mais, Dan ? » lança encore Lennon.
Hewitt s’immobilisa, soupira, fit volte-face.
« Si tu me mens…, dit Lennon.
— Qu’est-ce que tu feras ? »
Lennon réfléchit un instant. En vérité ? songea-t-il. « Je ne sais pas. »
13
Gerry Fegan se figea et ferma les yeux tandis que la longue voiture noire ralentissait derrière lui. Il avait pris toutes les précautions possibles, descendant de la ligne F à la station Delancey Street au lieu de East Broadway, et choisissant le chemin le plus tortueux pour parvenir à son immeuble au coin de Hester et de Ludlow Street. Mais il était bien obligé de regagner sa petite chambre minable du Lower East Side.
La voiture s’arrêta à ses côtés dans un grincement de freins. « Les Doyle y veulent te voir, Gerry Fegan », dit une voix avec un fort accent.