Fegan ouvrit les yeux. Pyè Préval, le seul Noir que les frères Doyle toléraient dans leur entourage, se penchait par la vitre arrière. Fegan l’avait croisé plusieurs fois sur les chantiers. Un petit Haïtien, mince et tout en muscles, qui s’exprimait dans une langue approximative mêlée de créole. Il racontait à Fegan qu’il voulait aller en Irlande, l’interrogeait sur le climat, les paysages, les alcools, et les « fi » — les filles. Fegan le trouvait plutôt sympathique, sans pour autant se faire d’illusions. Il ne doutait pas qu’avec un couteau dans les mains, Pyè se montrerait des plus redoutables.
Pyè descendit de voiture et tint la porte ouverte pour Fegan. « Zanmi mwen », dit-il avec un sourire rayonnant. Il indiqua la banquette arrière de la limousine. « Mon ami. Monte dans machin nan. »
« Jimmy Stone va devoir se faire opérer du genou », annonça Frankie Doyle. Il piqua une tranche de viande avec sa fourchette et étala par-dessus une couche de pâtes trop cuites à l’aide de son couteau.
Les touristes de Mulberry Street n’accordaient aucune attention à Fegan et aux Doyle, assis à la terrasse du restaurant. Les frères ne commandèrent rien pour Fegan.
« Dites-lui de ma part que je suis désolé », répondit Fegan.
Packie Doyle ricana et s’essuya la bouche avec une serviette en papier. « Désolé ou pas, ça n’y changera pas grand-chose, Gerry. »
Fegan ne réagit pas à l’utilisation de son prénom. « Il va s’en remettre ? demanda-t-il.
— À la longue, oui, répondit Frankie. Il en aura pour un mois ou deux à marcher avec des béquilles, et ensuite il boitera pendant pas mal de temps. Certains des gars pensent qu’on devrait te coller une trempe pour ça, Gerry. En te pétant les deux genoux, histoire de te faire comprendre. »
Fegan garda le silence. Une image fugitive surgit dans son esprit : quand il avait cassé le genou gauche d’un jeune homme derrière le bar de McKenna, à Springfield Road. Vingt ans s’étaient écoulés depuis, à quoi bon raviver la mémoire ? Il refoula le souvenir.
Packie sauça son assiette avec un gros morceau de pain. « On ne veut pas se bagarrer avec toi, Gerry.
— Non, pas de bagarre, ajouta Frankie. Sinon, on ne serait pas assis là en ce moment. Il suffirait qu’on te dénonce aux flics, ou à l’immigration, ou encore à ce type qui te cherche.
— On aurait pu, reprit Packie, la bouche pleine. Mais on ne l’a pas fait.
Frankie : — Mets-toi à notre place. C’est pas facile de trouver de bons ouvriers.
Packie : — Par les temps qui courent.
Frankie : — Alors, quand on tombe sur quelqu’un de bien, on a envie de le faire bosser.
Packie : — Mais il nous envoie balader.
Frankie : — Alors qu’on essaie juste de le mettre sur des bons plans. Tu nous suis, Gerry ? »
Fegan croisa les mains. « Je veux simplement qu’on me laisse vivre en paix.
— Comme tout le monde, répondit Packie.
— Mais entre ce qu’on veut et ce qu’on a, enchaîna Frankie en hochant la tête, ce n’est pas la même chose.
Packie : Tu nous dois un ascenseur, Gerry. Et pas seulement parce qu’on ne dit pas qui tu es ni où on peut te trouver.
Frankie : L’opération de Jimmy va coûter cher.
Packie : Des milliers de dollars.
Frankie : On n’y peut rien, Gerry.
Packie : Tout le monde paye.
Frankie : Tôt ou tard. »
Fegan regarda la bouteille de vin que buvaient les deux frères. Il déglutit, la gorge sèche. « Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? »
14
Lennon surveillait l’appartement depuis une heure en ressassant des pensées dans sa tête. Les volets étaient toujours fermés, aucun changement manifeste depuis le mois de mai. Il pestait souvent contre lui-même de rester là dans sa voiture à l’endroit qui offrait le meilleur angle d’observation, jusqu’à se haïr parce qu’il se comportait en voyeur, ni plus ni moins.
Pire encore, il se torturait à l’idée d’avoir été absent justement la nuit où tout s’était joué. La veille de la disparition de Marie, garé à cette même place, il avait vu un homme grand et mince frapper à sa porte. Lorsqu’elle le laissa entrer, Lennon partit en trombe, manquant de heurter un autre véhicule. Le lendemain, il apprit que l’inconnu n’était autre que Gerry Fegan, un tueur notoire, et qu’il avait été arrêté à la suite d’une bagarre avec un autre voyou devant l’appartement.
Lennon alla trouver l’inspecteur principal Uprichard et lui demanda ce qui s’était passé. Celui-ci téléphona pendant que Lennon attendait. Il hocha la tête, émettant quelques bruits de gorge pour acquiescer. Après avoir raccroché, il ne parla pas tout de suite. Puis il sourit : « Mieux vaut laisser ça de côté. »
Mais Lennon ne suivit pas son conseil, du moins pendant quelque temps. Il posa des questions, chercha à obtenir des faveurs, tenta de faire parler les petits truands. Tout ce qu’il apprit, c’est qu’elle était partie brusquement, avec la petite fille.
Sa petite fille.
Depuis, il s’efforçait de ne plus y penser, d’accepter qu’il avait perdu sa fille pour toujours, mais de temps à autre, il faisait quand même un détour par Eglantine Avenue. S’il trouvait une bonne place pour se garer, comme aujourd’hui, il restait parfois assis dans sa voiture à regarder la maison.
La fenêtre au-dessus de l’appartement de Marie s’alluma. Un jeune homme tenant une cigarette roulée entre les lèvres apparut un bref instant et abaissa les stores au tissu défraîchi. Une idée surgit dans l’esprit de Lennon. Il la repoussa. Elle résista. Sachant pourtant qu’il allait commettre une erreur, il céda à son impulsion.
Il descendit de son Audi, verrouilla les portières, et s’approcha de la maison. Trois boutons de sonnette à la porte. Le premier, qui correspondait à l’appartement de Marie, ne portait aucun nom. Celui du milieu indiquait « Hutchence ». Lennon le pressa du pouce pendant cinq secondes, puis fit un pas en arrière.
Le store de la fenêtre fut remonté et la fenêtre soulevée. Le jeune homme se pencha. « Oui ?
— Police, dit Lennon. Je voudrais te parler. »
Le jeune homme se cogna la tête contre le panneau supérieur de la fenêtre en reculant brusquement. Lennon entendit les chuchotements paniqués d’au moins trois personnes à l’intérieur. Sans doute n’était-ce pas du tabac qu’elles étaient en train de fumer.
La tête du jeune homme apparut à nouveau. « Je peux voir votre carte, s’il vous plaît ? demanda-t-il avec la voix fluette d’un gamin de douze ans.
— Si tu veux. » Lennon sortit son portefeuille, l’ouvrit et le montra. « Mais tu ne dois pas distinguer grand-chose de là-haut.
— Je descends dans une minute », dit le jeune homme dont le timbre monta encore d’une octave.
En l’attendant, Lennon contempla le minuscule jardin. Marie se chargeait de l’entretenir, bien que ce ne fût probablement pas une obligation. À présent, feuilles mortes et détritus s’entassaient dans les coins, et durant l’été l’herbe avait poussé entre les fissures du béton.
Une lumière éclaira la vitre qui surmontait la porte. Lennon plaqua une expression menaçante sur son visage pour effrayer le jeune homme lorsqu’il ouvrit la porte et lui brandit sa carte sous les yeux. Dans le silence, on entendit le bruit d’une chasse d’eau que l’on tirait à l’étage.
Le jeune tenta un petit sourire. « John Lennon ?
— Inspecteur John Lennon. Mes amis m’appellent Jack. Mais pour toi, je suis inspecteur Lennon. Compris ? »
Le sourire du jeune homme s’évanouit. « Compris.